Le maître archiviste a déposé S'Érum près de l'entrée de l'Erratum, sur l'îlot principal tenu par les veilleurs. S’Erdh, le premier d’entre eux, reçoit le sydion dans une chambre spartiate logée au sommet de la plus haute tour de garde. Neuf mues n’ont pas entamé la force brute qui émane de son corps. Ses écailles couleur rouille, stigmates d’un entrainement rigoureux, se chevauchent comme les plaques d’une armure. Sa gueule massive manque de subtilité et trahit une certaine nervosité. Une odeur primaire, comparable à celle d’une vipère, flotte autour de lui.
S'Érum sent qu'il faut attaquer de front, ne pas perdre de temps avec les civilités d'usage. S'Erdh l'observe avec une hostilité réservée. S'Érum se doute qu'il n'est pas le bienvenu. L'autorité et les compétences d'un sydion empiètent largement sur celles d'un Premier veilleur.
Je m'apprêtais à faire une ronde, fait ce dernier en s'emparant d'un long cimeterre pour le glisser dans son fourreau. Discutons en chemin.
S'Érum accepte et le suit à l'extérieur. Ils franchissent un premier point au moment où le sydion prend la parole :
- Parlez-moi de votre rôle dans l'Erratum.
- J'assure la sécurité du sanctuaire.
- Combien êtes-vous ?
- Vingt et un, dont six veilleurs de la Serpentine.
- Tous tireurs d'élite, je suppose.
- Les meilleurs, affirme S'Erdh.
- Et les autres ?
- Des guerriers constricteurs. Formés par mes soins.
- Dans mon souvenir, c'est vous qui assurez la logistique de l'Erratum.
- Exact. Un convoi chaque mois, à peu près. Nous achetons à des intermédiaires, dans les égouts. Essentiellement de la nourriture pour les esclaves. Et quelques commandes passées par S'Hysme pour l'hôtellerie.
- Vous connaissiez bien S'Holth ? Demande S'Érum en guettant la réaction du Premier veilleur.
- Il puait, dit S'Erdh sans la moindre émotion.
- L'odeur de la surface ?
- Je le fréquentais le moins possible, mais je le surveillais. A mes yeux, il constituait un danger pour la bibliothèque.
- Vous l'avez suivi en surface ?
- Au début, oui.
- Qui voyait-il là-haut ? Des contacts réguliers ?
- Je n'en connais qu'un. Un certain Antic. Jamais vu, mais le nom revenait souvent. S'Holth le rencontrait à la taverne des Obsidiens.
- D'autres noms ?
- Non. Personne ne mettait le nez dans ses affaires. Pas même S'Ardaï.
- Sa mort vous arrange ?
- Elle m'enchante, avoue-t-il sans une hésitation.
Silence. Face à eux se dressent à présent deux bâtiments dont S'Erdh désigne le plus grand :
- Les arts. Peinture, sculpture, contes, musique...
Il montre l'autre bâtisse, plus étroite et plus haute :
- S'Enkz, notre maître artisan, y expose des instruments de grande valeur.
- S'Holth possédait une harpe. Elle vient de ce musée ?
La température du Premier veilleur oscille de manière sensible.
- Il me semble que oui. Demandez à S'Enkz.
Les deux ophidiens poursuivent leur chemin en longeant la rive est de l'îlot des arts.
- Comment expliquez-vous qu'un meurtre ait été commis sous vos yeux ? Demande soudain S'Érum.
Le Premier veilleur demeure imperturbable. Aucune variation de température, pas même un frémissement.
- Je garantis l'inviolabilité de l'Erratum, afin que nos frères et nos invités étudient en toute quiétude.
Réponse programmée, presque mécanique. S'Érum le balaie d'un petit geste de la main :
- Vous surveilliez le colporteur. Vous n'avez rien vu venir ?
- Il était libre de ses mouvements et de son intimité. Je le faisais fouiller avec soin à ses retours de la surface et je l'interrogeais personnellement.
- Je croyais qu'il puait...
- L'interrogatoire était un mal nécessaire.
- La dernière fois, vous l'avez interrogé ?
- J'étais absent. Mettez-vous bien cela en tête : S'Holth était un fantôme. Il fallait avoir de la chance pour l'apercevoir une seule fois dans le mois. Il trainait très rarement dans l'Erratum. On le voyait quelquefois rester chez lui. Il ne fréquentait aucun autre îlot.
- Où étiez-vous, ce soir-là ?
- En chasse. S'Hysme apprécie que je mène nos invités.
- Une chasse à l'homme ?
- Exclusivement. Des esclaves malades ou rétifs à l'enskëm.
Les deux ophidiens ont laissé l'îlot des arts derrière eux et avancent côte à côte sur un pont de pierre qui se prolonge en ligne droite jusqu'à l'hôtellerie.
- A l'initiative de qui cette chasse a-t-elle été organisée ? Demande S'Érum.
- De S'Hysme.
Le sydion hoche la gueule. Il sent à nouveau que le sillage de l'assassin converge vers l'hôtellerie.
- A quelle heure la chasse a-t-elle commencé ?
Le Premier veilleur hésite :
- Vers une heure... une heure et demie du matin.
- Vous meniez la chasse... je suppose que des témoins le confirmeront.
- Nous nous sommes dispersés à proximité de l'îlot de l'Histoire. La piste de l'esclave menait aux portes du bâtiment principal. Je suis entré, seul, pour le débusquer et l'offrir à nos invités.
- Qui se charge de fournir les esclaves à l'Erratum ?
- Ce sanctuaire n'obéit pas aux mêmes règles que les autres. Nos frères ne sortent pratiquement jamais. Ce sont les invités qui offrent les esclaves.
- Vous n'étiez donc pas là lorsque le colporteur est rentré. Qui l'a interrogé ?
- S'Irgeï. A ma connaissance, il n'a rien signalé de suspect. Il a confirmé à S'Ylice que la sacoche était pleine. Elle contenait plusieurs ouvrages, cinq ou six, il ne se souvient plus. Il n'a pas pris la peine de noter les titres.
Il peut tout de même préciser s'il s'agissait d'ouvrages précieux ? Des grimoires ? A-t-il senti des enchantements, des glyphes ?
- S'Irgeï appartient à la Serpentine. Il vit avec son arme et rêve de surface.
- Vous l'avez formé ?
- Trop. A vouloir les meilleurs, j'oublie parfois que cette bibliothèque étouffe nos guerriers. La pesanteur de l'Erratum émousse leur instinct. S'Irgeï ne supporte plus d'être ici, de veiller et d'attendre un ennemi qui ne vient pas. Il déteste les libres, il prétend qu'ils sont un signe de faiblesse.
- La sacoche était vide. Les livres ont disparu, S'Ardaï a vérifié auprès des artisans.
- C'était inutile. S'Holth s'est rendu directement chez lui.
S'Érum s'arrête. Le Premier veilleur l'imite avec un temps de retard et se retourne :
- J'ai vu le colporteur frémit-il. Son effluve, comme une vague sur l'eau. J'étais sur une terrasse de l'Histoire. L'esclave se tortillait devant moi. J'ai senti le colporteur. Odeur atroce, odeur humaine. Il est passé à l'ouest. Sur une barque. Seul.
S'Érum refuse le dialogue vibratoire et enchaîne d'une voix neutre :
- Où est-il allé ?
Le Premier veilleur soupire :
- Chez lui. Il a accosté l'îlot des Cultes, en tout cas. Après, je ne sais pas. Je me suis occupé de l'esclave.
- Il était seul ? Personne ne le suivait ?
- Personne. Lorsque nous avons interrogé S'Irgeï, j'ai pu comparer les heures. Elles concordent : la fouille terminée, le colporteur a grimpé dans une barque pour se rendre directement chez lui.
- La chasse s'est achevée longtemps après ? Au retour vers l'hôtellerie, des invités ont-ils vu quelque chose ?
- J'ai pris l'initiative de poser la question avant votre arrivée. Ils n'ont rien vu.
Les deux ophidiens poursuivent leur chemin en silence et commencent à longer la rive Est de l'hôtellerie.
- S'Ylice a découvert le corps, pense S'Érum à voix haute. Pourquoi ? Que venait-il faire chez le colporteur ?
Les yeux du Premier veilleur s'étrécissent :
- Prendre livraison des ouvrages, affirme S'Erdh.
- Il savait donc que le colporteur était rentré ? Qui s'est chargé de le prévenir ?
- S'Irgeï.
- Il vous l'a dit ?
- Non, mais c'est une procédure classique.
- Admettons. Dans ce cas, l'assassin a-t-il eu de la chance ? En théorie, il ne pouvait pas savoir à quel moment S'Irgeï préviendrait le Pilier et surtout à quel moment S'Ylice déciderait de rendre visite au colporteur. Vous comprenez où je veux en venir ?
- S'Ylice aurait pu surprendre l'assassin.
- A moins qu'il ne soit coupable ou complice.
- Je me mets à la place de l'assassin... Si je connais la procédure, je peux m'assurer qu'un esclave me préviendra quand S'Ylice quittera le Pilier.
- Possible, oui. S'Ylice possède des esclaves personnels ?
- Pas que je sache. Mais n'importe lequel aurait fait l'affaire.
- Combien d'esclaves dans l'Erratum ?
- En tout... une petite centaine.
- Trop nombreux.
S'Érum a ralenti le pas et entraîne le Premier veilleur sous les frondaisons d'un dalmène.
- Vous n’êtes pas un lettré, lui dit-il (S’Érum). Que faites-vous ici, S’Erdh ?
Visiblement, la question dérange le Premier veilleur. Il répond dans un murmure :
- J’ai voulu fonder un sanctuaire, voilà plus de trente ans.
- Vous étiez un Fondateur…
-...renégat. Je n’ai pas sollicité nos patriarches.
S’Érum se contracte. À ses yeux, la loi des Fondations a joué un rôle majeur dans l’expansion maîtrisée de l’alliance ophidienne. La responsabilité d’un fondateur égale celle d’un patriarche. Le fondateur constitue l’étincelle créatrice, l’âme et la force du futur sanctuaire. Il fédère et canalise l’énergie des frères rassemblés en son nom, il guide une communauté tout entière en respectant les lois, il impose une empreinte, son empreinte, reflet de sa personnalité et de ses ambitions.
Jadis, S’Érum s’est battu pour que l’accusation de Fondation renégate soit synonyme de trahison et considérée comme un motif suffisant pour requérir la peine de mort. Le Premier veilleur défie le sydion du regard.
- J’ai agi dans l’intérêt de l’alliance, dit-il d’une voix grave. Et vous ne l’avez pas compris… Ni vous, les sydions, ni les patriarches. L’alliance ophidienne doit s’étendre par l’instinct. Vous ne mesurez pas à quel point nos frères guerriers s’impatientent. Je suis trop vieux, désormais, pour les suivre, mais je sais que leur nombre ne cesse de croître, qu’ils rêvent de conquête et de sang, qu’ils reprendront bientôt le flambeau. Votre guerre n’en est pas une. Un ophidien est conçu pour la guerre, il naît par la guerre, il se révèle dans le combat, le vrai combat… Celui des corps, du venin et du sang.
- L’instinct corrompt, frère.
- Vous êtes comme les autres, sydion, trop lâche pour accepter l’héritage de nos ancêtres. Vous tournez le dos à l’essence même de l’alliance.
- Une pensée archaïque. Le retour à l’animalité, le refus de l’élévation… Vous êtes un régressif, S’Erdh. Un traitre.
La tension entre les deux serpents est devenue palpable. L’intimidation se joue à travers un subtil changement de température, une onde orageuse qui court sur leurs écailles et embrase leur regard. S’Érum perçoit chez le Premier veilleur un mélange de plaisir et d’excitation. S’Erdh savoure l’instant et le spectacle d’un sydion tendu par l’instinct.
Voilà… vibre le Premier veilleur. Tu te vois tel que tu es…
S’Erdh veut un combat, un corps à corps qui désigne un vainqueur, mais la vibration péremptoire de S’hysme met brutalement fin à la confrontation.
- Nous avons l'assassin, affirme l'hôtelier en venant à leur rencontre.
Maliek sursaute et se retourne. Dans l'encadrement d'une large porte ouverte à même la roche se profile l'ombre du meurtier.
Une silhouette titanesque. Maliek n'a jamais vu un ophidien de cette taille. Il empoigne son gourdin improvisé et se redresse lentement.
S'Érum a rejoint le Premier veilleur sur une passerelle, dans l'axe du principal îlot de garde. Vêtu d'un manteau de cuir et de fourrure, l'ophidien ne semble pas réellement surpris de sa visite ni même dupe des intentions qui l'animent. Une profonde et sincère résignation se lit sur sa gueule. S'Érum, lui, a la main posée sur la crosse de 18.
- C'est étrange, lâche S'Erdh. Je m'apprêtais à partir.
Le sydion ne répond pas et l'invite d'un simple mouvement de paupière à ouvrir la marche.
(Les Cendres de la Colère, Chapitre VII)