Au sein des Ténèbres, l'immortalité, précieux trésor de la noblesse achéronienne, a aussi ses inconvénients. Une telle longévité force en effet les dynastes a de terribles complots pour monter dans une hiérarchie où la Mort ne vient chercher ni les plus anciens ni les plus puissants nobles. Pour ôter à son engeance toute prétention à la succession de ses titres et s'éviter de désagréables coups de dagues dans le dos, un pair va donc régulièrement envoyer un fils ou une fille dans l'un des nombreux ordres du clergé de la baronnie maudite.
L'opéra de Dhalilia est l'un d'entre eux, une sororité dédiée à l'adoration de la Reine-démone du vice et de la corruption. Or la corruption présente de nombreux visages. C’est sous les plus beaux atours qu’elle s’incarne chez les danseuses de Dhalilia. Soumises à une dévotion sans faille envers leur terrible déesse, ces damoiselles du plus haut lignage ont une âme corrompue au-delà de toute possibilité de rédemption. Les dons octroyés par leur sombre maîtresse leur permettent, sur le champ de bataille, de rivaliser avec les guerriers les plus endurcis.
L'opéra est le lieu emblématique où se rassemblent les danseuses. Ce bâtiment monumental, semblable à un temple, est aussi une vaste salle d'entraînement où résonnent musiques lancinantes, entrechoquements d'armes, froissements d'étoffes, mais surtout cris d'agonie des victimes choisies pour l'entraînement. Les nobles qui déambulent le long de ce superbe édifice peuvent ainsi percevoir les légers râles qui en émanent. Les petits râles de l'opéra...
La manière de rejoindre les rangs des adeptes de Dhalilia est fort différente quand on n’habite pas en Achéron. Nobles ou bourgeoises pour la plupart, les candidates pressenties sont au sommet de leur beauté, de leur vitalité et de leur pouvoir de séduction. Elles viennent de franchir l’apogée de leur vie et c’est désormais un lent déclin qui les attend. Elles ont encore quelques belles années à vivre devant elles, elles disposent d’un confort relatif mais rien n’y fait : elles ne voient que les fines rides qui se creusent lentement sur leur visage. Leur vanité est telle qu’elles ne supportent pas l’idée de perdre leur influence et leurs attraits et cherchent par tout moyen à donner l’illusion que le temps ne les affecte pas.
Détecter de tels profils est chose aisée pour les serviteurs des Ténèbres introduits dans la bonne société de Cadwallon, de Kallienne ou d’Arcavia. Ahsa Ruyar et Celenia de Teren dans la cité des voleurs, Gaspard de Rougepierre à Manilia ou le diacre Valsarus à Carthag Fero excellent à cette tâche.
Il leur suffit d’inviter ces belles dames à quelques réunions, de leur proposer quelques produits « miracle » de rajeunissement à un prix exorbitant et de voir qui mord à l’hameçon... et de discerner qui est prêt à avaler la canne à pêche avec l’hameçon. Quand elles se rendent compte que le produit miracle n’a que des effets superficiels et qu’elles en veulent plus, il est temps de poser le piège. Elles sont alors conviées à un rendez-vous secret où elles feront progressivement connaissance avec le culte de Dhalilia, la belle Reine-démone.
Après quelques gentilles séances d’initiation sensuelle destinées à provoquer l’impatience et le désir d’en apprendre plus, elles assisteront à un sacrifice rituel. Oh, bien sûr, elles joueront les horrifiées dans un premier temps. Il faudra alors leur permettre d’accepter l’inacceptable en sauvant les apparences. La victime inconsciente sera décrite comme un assassin, un tortionnaire, un violeur, voire un collecteur d’impôts si cela ne suffit pas. Leur faire comprendre que leurs existences à elles comptent tellement plus que celle de ce parasite, ce nuisible qui ne mérite plus de vivre mais qui peut encore faire quelque chose de bien et prolonger la vie de personnes précieuses. L’idée fait alors son chemin et les réticences cèdent bientôt la place à la curiosité, au frisson de l’interdit et à l’anticipation de pénétrer dans un nouveau monde plein de promesses et de secrets. À l’issue du rituel, lorsqu’elles absorbent l’essence de vie de la victime et que les derniers lambeaux de culpabilité se dissolvent dans la volupté de l’instant et le plaisir de la jeunesse retrouvée, alors leur âme est irrémédiablement vouée aux Ténèbres, même si elles ne le savent pas encore. Et même si elles le savaient, la plupart poursuivraient néanmoins avec détermination vers les méandres obscurs entrevus. Ce que les autres considèrent comme une déchéance ou une descente aux Enfers est pour elles, au contraire, une ascension vers une autre vie et une jeunesse éternelle.
Les séances suivantes les enchaîneront progressivement à des rites de plus en plus pervers où seul compte l’assouvissement des désirs les plus inavouables. Et les sacrifices de plus en plus réguliers permettent de conserver une vigueur éclatante. Bien évidemment, l’origine des victimes n’est rapidement plus un questionnement. De toute manière, là aussi tout n’est que mensonge puisque ce sont souvent des serviteurs de la Lumière ou des innocents qui sont ainsi utilisés pour former les futures recrues des Ténèbres.
Lorsqu’il leur est proposé d’acquérir de nouveaux pouvoirs en échange de leur soumission à Dhalilia, de se passer des rituels et de drainer elle-même la vitalité de leurs proies, rares sont celles qui disposent encore de la volonté et de la lucidité nécessaires pour refuser. Et c’est préférable pour elles car celles qui refusent ne sont autorisées à quitter le cercle initiatique que pour mieux être éliminées en toute discrétion.
Au terme d’un ultime rituel, leur âme est offerte à la Reine-Démone qu’elles jurent de servir pour l’éternité et elles acquièrent le titre de danseuses de Dhalilia. Une paire de cornes achéroniennes viendra alors orner leur crâne et leurs canines se développeront, apanages de leur nouveau statut.
Elles seront ensuite formées au combat par leurs aînées au sein de l’Opéra. Disposant pour la plupart de la grâce de la noblesse et d’une pratique assidue de la danse, elles adoptent un style de combat qui leur est propre, basé sur une chorégraphie hypnotique destinée à brouiller les sens et la volonté de leurs proies. Leur beauté et leur science de la séduction ensorcelleront tout autant leurs adversaires. Bientôt, ceux-ci seront des pantins maladroits et désorientés, ne sachant s’il faut combattre ou étreindre ces lascives créatures. Les danseuses dévoileront alors leurs armes et attaqueront, blessant cruellement et neutralisant toute capacité offensive. Enfin, elles enlaceront leurs adversaires en une ultime danse qui enflammera les sens, puis goûteront sur leurs lèvres les dernières étincelles de vie de leurs victimes agonisantes en une extase partagée mais dont un seul camp sortira vivant.
Il est à noter que, lorsque les circonstances s’y prêtent, les servantes de Dhalilia n’hésitent pas à recueillir les dernières forces de leur victime par une experte fellation. De quoi mourir avec un sourire aux lèvres. L’expression « la petite mort » n’aura jamais été aussi appropriée qu’avec les danseuses de Dhalilia. C'est pour cela que la croyance populaire les différencie peu des succubes, impression renforcée tant par leur apparence féminine & séductrice que par leur âme noire comme les Ténèbres, bien que les danseuses ne soient que des mortelles servant volontairement Achéron & Dhalilia.
« Sophet Drahas – Mémoires d’Outre-tombeau, Tome III : De la Lumière aux Ténèbres. »