C'était une belle journée d'automne de l'année 981. La ferme était située à quelques kilomètres au nord de la petite ville de Bariagord, dans la baronnie de Laverne.
La terre de cette contrée était dure, caillouteuse et exposée aux raids mais ses habitants étaient courageux et habitués à combattre au quotidien pour leur vie. C'était une contrée de légendes et de contes héroïques. C'était le monde d'Yrina.
Elle avait 9 ans et s'occupait de Tiko, son poney et son meilleur ami. Plus loin, son père Olaran nettoyait et rangeait ses outils. Ils iraient bientôt préparer le repas du soir ensemble.
La mère d'Yrina était morte de maladie l'année dernière et elle lui manquait souvent. Son père, alors militaire, avait obtenu l'accord d'avancer sa retraite de quelques mois pour s'occuper de sa fille. Elle le voyait assez peu auparavant et ils avaient passé quelques mois à s'apprivoiser mutuellement. Elle, la jeune fille timide mais curieuse et avide d'amour paternel ; lui, vieux militaire aguerri mais avec une vraie tendresse cachée sous un caractère bougon.
Yrina avait perdu sa mère mais gagné un père. Elle aurait préféré les deux ensembles mais elle savait que les dieux se moquaient des préférences des gens. Et plus encore de celles des petites filles.
Son père releva soudain la tête et fixa une fumée sombre qui s'élevait au loin, dans la direction de la ferme des Fernol, leurs voisins. Même de dos, elle sut qu'il fronçait ses sourcils broussailleux.
Quelques minutes plus tard, ils aperçurent un petit groupe de combattants qui venaient dans leur direction.
- "Yri, reste cachée dans l'écurie, s'il te plaît. Et ne bouges pas."
Il rentra ensuite dans la maison d'un pas décidé. Il en ressortit bientôt, vêtu d'une armure de cuir et équipé de son épée à deux mains.
Depuis un trou entre deux planches, la fillette observa les inconnus pénétrer sur leur propriété puis approcher de la ferme. Ils étaient sept, plus un énorme chien, et allaient d'un bon pas. Au début, elle pensa à des keltois mais changea bientôt d'avis. Ils étaient sombres, équipés d'armes très laides et arboraient des crânes en guise de trophées. La petite fille frissonna à la vue de leur chef, un cavalier dont le haut du visage était caché par un casque cornu. Même le cheval semblait mauvais et torturé.
Ils s'arrêtèrent à vingt pas du vieux soldat. Le cavalier avisa Olaran qui attendait de pied ferme et ricana.
- "Bien, bien… le paysan nous offre un peu de distraction. Ne le décevons pas, mes amis !"
Il fit un signe de la main et deux guerriers s'élancèrent avec des cris moqueurs.
Oloran recula ostensiblement face à leur avancée, comme s'il les craignait. Encouragés, ils chargèrent de plus belle. Le barhan se jeta alors en avant, prenant de court ses adversaires, et frappa une fois à gauche puis une fois à droite. Le premier pillard fut éventré et termina sa course dans la poussière, le second para de justesse et recula sous l'impact. Il revint à la charge mais Oloran détourna l'attaque et répliqua d'un coup de taille qui entama la jambe de son adversaire. La lame de son épée émit alors une lueur aussi brève que vive et le second pillard tomba à terre, raide mort.
Comme soufflée par la lumière de l'arme, la peur d'Yrina s'envola et l'espoir l'envahit. C'était la première fois qu'elle voyait l'arme sacrée de son père en action et elle en fut très impressionnée. Elle savait que son père avait été sergent chez les paladins d'Alahan et avait participé à bon nombre de batailles. L'entendre raconter était une chose, le voir en action en était une autre. Désormais, elle était sûre que son père ne ferait qu'une bouchée de ces brigands.
Les survivants ne bougèrent pas et contemplèrent un instant les deux corps à terre. Le cavalier au casque émis un bref rire où aucune joie ne perçait.
- "Une épée sacrée, hein ? Encore un de ces foutus paladins… Prie tes faux dieux, petit homme, il est temps de mourir. Dirfyyn, à toi de jouer !"
À ces mots, un petit homme noueux sorti de derrière le cheval de son chef. Il tira promptement une flèche déjà encochée qui fila vers le barhan. Oloran parvint à s'écarter de la trajectoire mais le projectile laissa néanmoins une traînée sanglante sur un de ses avant-bras.
Les agresseurs tinrent leur position et patientèrent. Oloran hésitait à charger six adversaires aguerris et il espérait qu'ils feraient une nouvelle fois l'erreur de se diviser. Brusquement, le vieux paladin vacilla. Il grimaça sous la douleur qui irradiait progressivement de son avant-bras.
- "Ah ! Rien de tel qu'un peu de poison pour mater un vieux lion, n'est-ce pas ? Allez, finissons-en !"
Le groupe se déploya et avança vers Oloran.
Yrina frémit en voyant que son père se battait désormais avec maladresse et lenteur. Elle sut que tout était perdu et commença à réfléchir. Le chien était le problème majeur et il pourrait la sentir où qu'elle se cache. À moins que…
Elle recula sans faire de bruit et gagna l'arrière des écuries alors que les Drunes continuaient à tourmenter son père.
Quelques minutes plus tard, le cavalier ajouta une tête à sa collection de trophées.
- "Fouillez-moi ce coin de fond en comble et mettez le feu ! Il doit rester des rats terrés dans la baraque !"
Les hommes s'élancèrent avec des cris de fureur joyeuse.
Le lendemain, en fin de matinée, la patrouille du lieutenant Toras arriva sur les lieux. Ils avaient rattrapé le groupe de pillards Drunes qui avait franchi la frontière et semé la mort et la destruction sur son passage. Ils les avaient interceptés au soir avant qu'ils ne repassent la frontière. La bataille avait été difficile et il avait perdu pas moins de quatre hommes, malgré leur supériorité numérique. Si ses soldats avaient du courage au combat, ces pillards avaient la rage de combattre. Et depuis, ils remontaient la piste des Drunes et allaient de fermes brûlées en propriétés ravagées.
Toras connaissait et respectait Oloran ; il ressentit une certaine peine de constater que les Drunes étaient passé par là. Même un vieux paladin aussi valeureux que lui n'avait rien pu faire.
Il fut surpris de voir une mince silhouette évoluer parmi les décombres fumants. Il reconnut la fille du paladin qui récupérait ce qui pouvait l'être. Plus loin, il aperçut une tombe fraîchement creusée.
Toras descendit de cheval et avança lentement vers la fillette qui le regardait sans ciller. Elle était crottée de la tête au pied et faisait peine à voir.
- "Yrina ? Tu te souviens de moi ? Je suis le lieutenant Toras. Tu as réussi à te cacher ?"
La fillette hocha la tête en le regardant dans les yeux. Son regard semblait ailleurs. Du menton, elle lui désigna un endroit, derrière les écuries.
- "Dans fumier, articula-t-elle d'une petite voix cassée. Pour pas que le chien me sente."
Le lieutenant se retourna vers elle, admiratif de sa présence d'esprit.
- "Et c'est toi qui as enterré ton papa ?"
Elle hocha à nouveau la tête.
- "Mais le méchant cavalier… il a pris sa tête."
Un sanglot passa dans sa voix.
Toras récupéra la jeune fille et l'emmena à la garnison de Bariagord. Il n'y avait plus de voisins à qui la confier. Il réussit ensuite à la faire admettre à l'orphelinat militaire de Laverne. Pendant quelques années, il garda un œil sur elle et vint la voir de temps à autre car il pressentait chez elle une forte personnalité et un potentiel sans pouvoir en définir la nature.
Après être passé voir Yrina avec un petit présent à l'occasion de ses douze ans, le lieutenant Toras rencontra la directrice de l'orphelinat.
- "Bonjour Sœur Supérieure."
- "Bonjour lieutenant. C'est vous qui venez voir la petite Yrina de temps à autre, n'est-ce pas ?"
- "En effet… comment va-t-elle ?"
- "Yrina est une de mes pensionnaires les plus singulières. Elle est discrète mais fait preuve d'une détermination incroyable. Elle va prier chaque matin à notre petit temple, elle termine toujours ce qu'elle commence et elle a de très bons résultats."
- "Elle est si intelligente ?"
- "Elle l'est un peu plus que la moyenne, mais elle a surtout une volonté sans faille et une capacité de travail étonnante pour un enfant de cet âge. Elle sait aussi prendre du recul sur un problème et l'envisager sous d'autres angles. Elle est rusée, mais sans malice. "
- "Intéressant"
- "Les autres enfants s'efforcent d'oublier leurs tourments et les événements qui ont provoqué leur arrivée en ces lieux. Pour Yrina, c'est l'inverse : elle entretient le souvenir et semble s'en servir pour avancer. Elle a un but mais je ne sais pas encore lequel."
- "Elle a des amis ?"
- "Pas beaucoup au début. Mais elle a pris l'habitude de s'interposer dans les combats et de prendre la défense du plus faible. Elle n'a pas peur de prendre des coups ni de les donner. Depuis, elle est devenue assez populaire et beaucoup d'autres enfants lui demandent conseil. Elle a réussi à fédérer tous ceux qui aspire au calme autour d'elle et plus personne ne joue les terreurs dans la cour."
Toras se caressa le menton, pensif.
- "Je vous remercie pour tous ces renseignements, Sœur Supérieure. Veillez bien sur elle."
- "Je prends soin de toutes celles et ceux que l'on me confie, lieutenant. La Lumière m'en est témoin."
Toras revint à l'orphelinat six mois plus tard et demanda à voir Yrina.
- "Bonjour Yrina ! Comment vas-tu ?"
- "Ça va…" répondit-elle d'une voix un peu atone.
- "Tu te plais ici ?"
- "Au début oui mais plus beaucoup maintenant."
- "Pourquoi ?"
- "Parce que je ne peux pas choisir mes cours comme les garçons."
- "Et quels cours voudrais-tu suivre ?"
- "Je veux apprendre à me battre !"
- "Tiens donc ! Et pourquoi cela ?"
La jeune fille le regarda dans les yeux mais ne pipa mot, comme si elle refusait de perdre son temps à lui expliquer.
- "Parles-moi, Yrina. Je peux t'aider, tu sais. Tu veux venger ton père ?"
Elle tressaillit une fois et il sut qu'il avait touché la corde sensible.
- "Non, je veux faire plus que cela. Je veux faire mal aux Ténèbres comme elles m'ont fait mal et comme elles ont fait mal à tous ceux qui sont ici. Je veux que pour un innocent qui meurt, cent coupables le suivent dans la tombe !"
Son regard n'était plus distant et il était durcomme l'acier. Sa mâchoire et ses petits poings serrés.
- "Je vois…"
- "Ici, je ne peux rien faire, reprit-elle. On veut m'apprendre à coudre, à faire la cuisine, la lessive et plus tard à m'occuper d'enfants. Pour quoi faire ? Pour les voir mourir sous les armes des Ténèbres ensuite ? Chacun doit pouvoir combattre. Chacun DOIT combattre !"
Le militaire contempla la jeune fille qui n'avait pas encore treize ans et qui parlait déjà comme un sergent recruteur. Il avait eût raison : elle avait un potentiel certain.
Deux heures plus tard, Yrina quittait définitivement l'orphelinat de Laverne en compagnie du lieutenant.
Ils chevauchèrent en direction de Kallienne. La jeune fille intégra une école discrète et fit la connaissance du sergent Heydas, qui n'était rien de moins que le frère de Toras.
- "Voici ta nouvelle maison, Yrina. Je viendrai te voir aussi souvent que possible", lui promit l'officier avant de la laisser.
Yrina acquit bientôt le statut de pupille du royaume, comme tous les enfants des barhans méritants. Elle poursuivit ses cours mais la plupart étaient d'une toute autre nature. En plus de l'écriture, de l'histoire et de la géographie, elle apprit la politique et les langues étrangères. Elle apprit aussi à se battre, à se déplacer sans bruit, à écouter, à trouver les points faibles d'une cible, tant physiques que psychologiques.
En même temps que son corps se transformait pour devenir celui d'une femme, elle s'imposa des exercices réguliers, souvent au-delà de ce que demandaient ses instructeurs.
Ses progrès n'étaient pas rapides car elle n'avait pas de don particulier, mais ils étaient réguliers et sa détermination pourvoyait à toutes ses faiblesses.
Certains de ses camarades essayaient de briller et de se démarquer du lot. Yrina n'avait pas le goût de la compétition mais celui de la perfection et un objectif auquel elle se raccrochait. À chaque fois qu'elle doutait ou qu'elle chutait, elle se relevait toujours plus forte. Elle aidait tous ses camarades, même ceux qui la dénigraient. Elle considérait n'avoir aucun ennemi ici, seulement de futures frères et sœurs d'armes.
La régularité de ses progrès lui permit de rattraper son retard initial et même de dépasser la plupart de ses camarades.
À seize ans, Yrina fut sélectionnée pour rejoindre l'école de formation de la police secrète de la capitale. Son exceptionnelle maturité intellectuelle et son état d'esprit exemplaire lui ouvrirent un accès vers l'élite de la profession. Heydas et Toras, qui continuait de la suivre, en furent très fiers pour elle.
Quelques semaines plus tard, elle fut introduite dans le bureau de GadraanDynasin, le maître de la police secrète. Elle se mit au garde-à-vous.
- "Bonsoir Yrina. Vous avez demandé à me voir, je crois.
Le maître lui avait jeté un bref coup d'œil puis avait continué à lire le document qui s'étalait sur son bureau.
- "En effet, Monsieur. J'ai une faveur à solliciter."
- "Hum ! Vous êtes ici depuis moins d'un mois et vous quémandez déjà ? Ne pensez-vous pas que vous devriez d'abord faire vos preuves ?"
Le ton était ouvertement réprobateur.
- "Hé bien… c'est surtout pour vous éviter de me dispenser une formation longue et inutile en cas d'échec, Monsieur."
- "Comment cela en cas d'échec ? Qu'avez-vous exactement en tête, jeune fille ?"
Gadraan avait cessé de lire et la fixait désormais, une lueur de curiosité dans le regard.
- "En fait, Monsieur, je sollicite votre permission de tenter une mithridatisation. L'officier en charge des toxines m'a dit que vous seul pouviez y consentir."
- "Rien que ça ! Vous savez que c'est terriblement risqué et que plus de deux candidats sur trois échouent ou renoncent. Certains en meurent ou en gardent des séquelles à vie."
- "D'où l'intérêt pour nous deux de commencer au plus tôt, Monsieur. Il sera toujours temps de terminer ma formation si je survis."
- "Hum… la légèreté avec laquelle vous voulez mettre votre vie en jeu ne m'inspire rien de bon."
- "Il ne s'agit pas de légèreté, Monsieur ! Ce n'est pas un caprice mais une décision mûrement réfléchie. Ce n'est pas juste une tocade pour pimenter ma vie trop calme de jeune fille enfermée dans une école-prison !" Sa voix enflait et elle fit un pas en avant.
- "Calmez-vous !"
Le volume sonore n'avait pas changé mais le ton était devenu aussi coupant que la hache du bourreau royal. L'ordre cinglant stoppa net la tirade enflammée de la jeune fille.
Yrina fit un pas en arrière et se reprit immédiatement.
- "Pardonnez-moi, Monsieur…"
- "Pourquoi voulez-vous faire cela ?" reprit-il d'un ton plus neutre.
- "Afin d'en faire ma spécialité. J'ai un compte à régler avec ceux qui manient le poison."
- "Admettons… Toutefois, vous êtes encore jeune et votre dossier est prometteur. Pourquoi prendrais-je le risque de vous perdre ?"
- "Si mon dossier est déjà prometteur, comme vous le dites, alors je pourrai accomplir encore plus pour vous et pour la Lumière une fois protégée contre les poisons."
Gadraan congédia la jeune femme en lui disant qu'elle aurait sa réponse demain et réfléchit à la proposition. Songeur, il ressortit le dossier d'Yrina et se plongea dans sa lecture. Son courrier urgent patienta un certain temps.
Trois jours plus tard, Yrina absorbait ses premières doses de poison.
Pendant près d'un an, avec l'aide des guérisseurs et de l'officier Ardner, elle accoutuma son corps à toutes sortes de toxines afin de faire de son système immunitaire une armure efficace.
Les candidats qui acceptaient ce type d'épreuve étaient rares et toujours plus âgés. Yrina dut intervenir auprès de ses collègues pour les convaincre que la décision venait d'elle et que l'école n'abritait pas des tortionnaires parmi ses enseignants. Rapidement, un mouvement de sympathie et de solidarité se développa autour d'elle. Toutefois, Yrina refusa tout privilège et fit de son mieux pour suivre les cours, même si ce fut parfois impossible.
Elle risqua la mort à plusieurs reprises et endura les pires douleurs mais la solide constitution héritée de son père, dopée par sa détermination, tint bon.
Sa réputation commença à se former et elle s'attira le respect de tous. Y compris de leur maître dont l'intérêt pour la jeune femme allait grandissant.
À dix-huit ans, elle entra dans la phase terminale de sa formation et fut admise comme stagiaire. Elle put enfin commencer les missions de terrains, même si c'était pour l'instant en tant qu'observatrice et toujours en binôme avec un agent expérimenté.
L'effectif de la police secrète de Kallienne était mixte et relativement équilibré entre les sexes. Les qualités recherchées chez les espions n'étaient pas celles des combattants. La discrétion et l'habileté était préférés à la force. Point d'arme lourde ni d'armure voyante, le meilleur agent était celui que personne ne remarquait et, à ce niveau, une femme valait un homme.
Tous les stagiaires savaient se battre, notamment ceux qui étaient chargés des éliminations, mais le poignard était préférable pour trancher une jugulaire et nettement plus facile à dissimuler qu'une lourde épée à deux mains.
Lors des cours, elle fit la connaissance des autres stagiaires, et notamment d'un dénommé Cmyr, un faucheur qui avait quelques années de plus qu'elle et qui traînait déjà une réputation sulfureuse. Il venait d'être admis parmi la police secrète et certains prétendaient qu'il était le fils du maître.
Yrina n'était peut-être pas la plus jolie parmi les stagiaires mais elle avait un charisme évident, presque lumineux, qui venait de sa sérénité et de sa volonté. Cmyr la remarqua bientôt et rechercha sa compagnie aussi souvent que possible lors des cours.
Gadraan Dynasin remarqua cette attirance et ne sut quoi en penser. Il semblait difficile de faire plus antinomiques que ces deux-là. Cmyr était un beau-parleur et pouvait se montrer séduisant mais ce n'était qu'un paravent à son caractère cynique et insolent. Il était doué, il réussissait tout sans avoir besoin de forcer et l'esprit d'équipe n'était certes pas une de ses qualités.
De son côté, Yrina semblait distante au premier abord mais était solidaire, voire généreuse, avec ses collègues. Elle travaillait beaucoup pour réussir les épreuves mais ses résultats étaient souvent à la hauteur de ses efforts. Et elle dépassait parfois Cmyr.
Les autres stagiaires jalousaient et se méfiaient de Cmyr, alors qu'ils respectaient Yrina.
Durant sa dernière année de formation, Yrina toléra la compagnie de Cmyr et tenta de le tempérer à défaut de le comprendre, mais elle ne lui céda jamais. Son caractère ne lui plaisait pas et elle décelait en lui une violence mal maîtrisée et trop aisément assumée.
D'un naturel impatient et peu habitué aux rebuffades répétées, Cmyr en vint à détester secrètement la jeune femme. Il voulait toujours la conquérir mais pour la dominer et pour la faire tomber du piédestal où l'avait placé les autres stagiaires. Cmyr ne parvint pas à ses fins et il commit même l'irréparable en tentant de la soumettre de force. Leurs relations déjà tendues, volèrent en éclats. Par chance, les cours se terminèrent et ils furent affectés loin l'un de l'autre ; Gadraan y veilla personnellement.
Le père de Cmyr avait espéré secrètement qu'Yrina parviendrait à ramener son fils sur le droit chemin mais ce dernier semblait définitivement incontrôlable. Le maître de la police secrète affecta Cmyr à des missions éloignées d'Yrina, qu'il conserva près de lui. Toutefois, ce fut un mauvais calcul et son fils glissa encore plus rapidement vers les Ténèbres, convaincu que son père voulait se débarrasser de lui et lui préférait la jeune femme. Il en vint à penser qu'il voulait la garder pour lui et en faire son amante. Une faille supplémentaire dans laquelle les Ténèbres purent s'engouffrer et souffler sur les braises de la jalousie et de la haine.
Les années passèrent. Yrina justifia tous les espoirs qui avaient été placés en elle et enchaîna les succès sur le terrain. Elle rencontra aussi quelques échecs mais elle sut en tirer tous les enseignements. Prudente, rusée et calculatrice, elle préparait soigneusement les opérations qui lui étaient confiées. Sans fierté, sans ostentation, elle accomplissait les objectifs comme une croisade personnelle et tenait à participer aux missions d'élimination. Après chaque fin d'opération, elle se rendait à la chapelle d'Arïn pour y prier.
Lors de sa formation, en plus de son mithridatisme, elle avait aussi étudié des techniques d'évitement de projectiles et cela lui sauva plusieurs fois la vie. Sa réputation grandit et sa capacité à neutraliser ceux qui maniaient le poison, ou les créatures qui en étaient dotées, lui apporta son surnom : la Mangouste !
Ce surnom l'amusa et elle l'accepta de bon cœur. Cela éveilla son intérêt pour cet animal et elle adopta bientôt une vraie mangouste. Cette dernière devint rapidement la mascotte de leur équipe et, passée une phase de dressage, l'animal accompagna même sa maîtresse en mission. Sa faculté à la retrouver en fit un agent de liaison capable de lui délivré des messages de manière discrète et rapide.
Un autre événement transforma la réputation d’Yrina en légende. Lorsqu'elle obtint son grade d'officier, elle paya un forgeron pour obtenir deux solides dagues à partir du métal de la lame de l'épée de son père ; elle avait récupéré cette dernière auprès de Toras des années plus tôt. Dans l'opération, la lame perdit son caractère sacrée mais l'intérêt était sentimental pour la jeune femme.
Elle se rendit ensuite dans la chapelle d'Arïn qu'elle fréquentait quotidiennement. Elle brandit les lames face à la statue du dieu et fit une déclaration solennelle.
- "Moi, Yrina Askeel, fille d'Olaran Askeel qui fut paladin du royaume d'Alahan, je jure de servir la Lumière. Je mets ma vie et mon âme au service des justes et des opprimés. Que ces dagues trouvent le cœur des suppôts du Mal et leur apportent un repos définitif. Qu'elles terrassent ceux qui œuvrent dans les Ténèbres à la chute des royaumes de liberté et de vertu. Que mon bras soit l'instrument de la Lumière. J'en fais le serment !"
La ferveur et la détermination qu'elle mit dans cet acte de dévotion attirèrent l'attention de la Vertu. La Lumière tomba la jeune femme et sur ses lames et Yrina s'incarna.
Les rares spectateurs en furent troublés et l'évènement fut rapidement rapporté aux dirigeants de la police secrète.
De son côté, la légende de Cmyr prit de l'ampleur également, mais pas de la même manière. S'il était indéniablement efficace pour traquer les conspirateurs, ses méthodes d'interrogatoire et ses exécutions sommaires semaient le discrédit parmi les services et un effroi qui éclipsait même celui des inquisiteurs du Griffon.
En été 1006, une énième dispute éclata entre Gadraan et son fils. Cmyr défia son père en duel et perdit. Mais son esprit rongé par les Ténèbres ne put accepter la défaite et il vendit son âme afin de se relever d'entre les morts, plus puissant qu'auparavant. Il affronta une nouvelle fois Gadraan et, cette fois, le sort des armes lui fut favorable. Toutefois, il ne put achever son géniteur car des renforts arrivèrent à ce moment, Yrina en tête. Au même moment, des portails des Ténèbres s'ouvraient devant la capitale et des hordes de morts-vivants s'en déversaient.
Poursuivi par Yrina, Cmyr parvint à fuir en utilisant l'un de ces portails et rejoignit Achéron.
Ivre de rage, la jeune espionne retourna auprès de Gadraan, gravement blessé, pour l'assister dans la défense de la ville. Cmyr ne perdait rien pour attendre…
Kallienne avait tenu mais elle était blessée, à l'instar du reste du royaume. Kelgar et la police secrète de Gadraan Dynasin entreprirent de purger le royaume de tous les traîtres qui avaient contribués ou permis une telle attaque. Les talents d'Yrina furent mis à contribution et elle exécuta parfaitement son travail et les conspirateurs qu'elle démasqua.
Parallèlement, Gadraan déshérita Cmyr et le désigna comme traître au royaume. Sa tête fut mise à prix et placée sur la liste noire des personnes à abattre. Il adopta ensuite Yrina, qui était pupille du royaume, et nul n'ignora que la Mangouste était désormais le bras droit du maître de la police secrète.
Le faucheur patientait dans la ruelle sombre en tournant en rond. L'attente n'était pas son fort.
Il entendit des pas claquer à l'entrée de la ruelle et venir dans sa direction ainsi qu'une voix féminine qui fredonnait une chanson populaire. L'homme se rencogna dans l'ombre et patienta jusqu'à ce que la femme fût à sa hauteur. Il se dévoila alors, faisant sursauter la fille.
- "Ce n'est guère prudent de se promener seule, mademoiselle !"
- "Par les dieux ! Vous m'avez fait peur ! Oh mais… vous êtes un faucheur, c'est ça ?"
- "Effectivement ma jolie !"
- "Heureusement que des hommes comme vous sont là pour nous protéger.Mais je ne vais pas loin, j'habite dans la rue là-bas derrière."
- "Effectivement, ma jolie. Tu ne vas pas bien loin car tu vas rester ici !"
Le sourire de l'homme s'élargit alors qu'il saisissait la main de la jeune femme et lui entaillait légèrement la paume d'un mouvement rapide avant qu'elle n'ait eu le temps de se débattre.
- "Aïe ! Mais que faites-vous ? Je vais… je vais…"
La femme tomba au sol, les yeux révulsés, ses membres privés de toute force.
- "Ouais ! Tu vas voir comme je vais bien te protéger, ma jolie !" ricana le faucheur.
Il la saisit à bras le corps et la porta un peu plus loin, sur une pile de caisse hors du passage.
Il commençait à parcourir divers endroits de son corps de la main lorsqu'une silhouette sombre sembla sortir de l'ombre et le rejoignit en quelques pas.
- "Enfin ! maugréa le faucheur. C'est pas trop tôt !"
Le nouveau venu était très pâle, de taille moyenne mais trapu. Une lourde hache dépassait de la cape noire. Ses vêtements ressemblaient à des haillons mais ne servaient qu'à dissimuler l’armure qui le couvrait.
- "C'est qui elle ?"
La voix était basse et traînante, comme si les mots avaient éprouvaient des difficultés à sortir de sa gorge.Il désignait la jeune femme.
- "J'en sais rien. Elle passait par là. Ce sera ma récréation après notre entretien."
- "C'est imprudent."
- "On s'en fout. Ils ne la retrouveront que demainet ils auront bien d'autres chats à fouetter à ce moment-là."
- "Elle a quoi ?"
- "Une toxine qui relâche les muscles. C'est pratique et ça dure environ une heure. Mais on s'en fout parce que dans une demi-heure elle sera morte."
- "Hum… Tout est prêt ?"
- "Oui, tout est en place. Le chariot a été déplacé chaque matin et replacé chaque soir depuis une semaine pour ne pas éveiller l'attention. Le chargement de poudre n'a été fait que ce soir. Ça va faire une sacrée explosion et un putain de boucan !"
- "Et si ça ne suffit pas ?"
- "Nous avons placé quatre archers avec des flèches empoisonnées et quatre fusiliers avec des balles magiques sur les toits de la ruelle qu'ils emprunteront."
- "Hum…"
L'expression de l'émissaire resta indéchiffrable mais le faucheur n'y prêtait guère attention. Il lorgnait la jeune femme dont le corps était agité de spasmes par moment. Un filet de bave coulait de sa bouche entrouverte.
- "Rassurez-vous, reprit le faucheur, l'ambassadeur orque est déjà mort. Il ne le sait pas encore c'est tout."
- "Et Cmyr ?"
- "Il est là. Il supervise toute l'opération depuis une salle en sous-sol du marché couvert."
Les deux hommes sursautèrent lorsque que la jeune femme se redressa vivement en sortant deux dagues de ses manches.
- "Parfait ! C'est tout ce que je voulais savoir", déclara-t-elle avec sourire carnassier.
Elle bondit sur l'émissaire d'Achéron – le plus dangereux des deux - avant qu'il ne puisse se mettre en position de combat et lui planta une dague en pleine gorge. Le faucheur peinait encore à comprendre la situation et attaqua la jeune femme d'un coup d'épée maladroit qu'elle n'eut aucun mal à détourner. Dans le même mouvement, elle contre-attaqua d'un coup d'estoc en plein ventre puis un autre dans la nuque alors que son adversaire se pliait en deux.
- "Avec les remerciements de la Mangouste !" murmura-t-elle en essuyant ses armes sur la cape de l'émissaire.
Elle fit ensuite signe à l'un de ses agents dissimulés plus loin pour que les corps soient évacués discrètement et rassembla son équipe.
Cela faisait des mois que ses agents surveillaient le faucheur Syllas. Il était connu pour ses frasques et ses mœurs légères, riende particulièrement étonnant dans le corps des faucheurs. Toutefois, en grattant un peu la surface, la police secrète avait découvert un homme qui sombrait peu à peu dans le vice et qui était couvert de dettes. Bref, une recrue potentielle idéale pour les Ténèbres. Yrina avait accru la surveillance et couvert ses frasques en empêchant son arrestation à deux reprises. Syllas s'était cru protégé et s'enhardit encore plus, attirant finalement l'attention d'agents des ténèbres qui le recrutèrent sans peine. Le piège était amorcé.
Quelques jours auparavant, le cadavre d'une fille fut retrouvé dans le sillage du faucheur corrompu et l'autopsie révéla la toxine utilisée par le faucheur pour neutraliser sa proie. Yrina imagina ce subterfuge pour approcher le faucheur lors d'une rencontre avec son contact sans éveiller l'attention puisqu'elle savait désormais quels symptômes imiter pour tromper Syllas. Il était plus aisé de recueillir ainsi des informations car le faucheur pouvait résister à la torture ou s'empoisonner avant interrogatoire. Quant à l'émissaire d'Achéron, il était insensible à la torture… voire susceptible d'apprécier le traitement.
Yrina se débarrassa de sa robe bon marché et l'une de ses agents lui tendit un sac qui contenait une combinaison en cuir sombre qu'elle enfila prestement. Cette tenue serait plus adaptée pour approcher furtivement sa cible. Elle chaussa ensuite une paire de hautes bottes de cuir souple et boucla un baudrier qui portait plusieurs poignards dans leurs fourreaux.
La Mangouste donna alors quelques ordres brefs à ses troupes puis tous prirent la direction du marché par des chemins différents.
- " À nous deux, Cmyr !" songea-t-elle en serrant la mâchoire.