Les flammes vacillantes des feux de camps projetaient des masques d’ombres sur les visages des femmes assemblées. Une douzaine de guerrières à l’aspect farouche entourait quatre adolescentes agenouillées. L’une des aînées finissait de raser les tempes des jeunes Drunes. La guerrière reprit sa place dans le cercle. S’avança alors une autre femme. Son corps décharné, zébrés de dizaines de cicatrices, était encore plus asséché que ceux de ses sœurs. Ses os saillaient sous sa peau sombre. Sa main droite tenait fermement un long bâton au bout duquel était fixé tout un ensemble de fétiches, crânes, scalps et ossements variés. Son regard froid contrastait terriblement avec sa stature. Il en irradiait une force et une détermination à nul autre pareil. La beauté sombre qui faisait la légende des lanyfhs avait depuis longtemps quitté la matriarche, mais son attitude ne laissait guère de doute quant à la place qui était la sienne parmi les sorcières. Elle s’approcha des jeunes filles puis les saisit l’une après l’autre par le menton, et plongea son regard au fond de leurs yeux. Revenant à la première, elle saisit le coutelas suspendu à sa taille, et s’entailla l’avant-bras. Passant son doigt dans le filet carmin, elle marqua le front de trois des novices de symboles différents et leur désigna à chacune une guerrière du cercle.
- " Ces guerrières ont pour charge votre éducation. Elles vous enseigneront comment servir le fléau, et protéger les Bois noirs des incursions. Mais en aucun cas, elles ne vous aideront. Pour être une lanyfh, vous devrez apprendre à survivre seule. "
D’un hochement de tête, elle signifia la fin de la cérémonie. Les guerrières s’enfoncèrent dans les ombres accompagnées de leur novice.
- " Quant à toi, tu vas venir avec moi. Je t’enseignerai comment te servir de la forêt pour traquer les esclaves des Dieux. Tu possèdes un talent et je t’apprendrai à en tirer le meilleur parti. Tu seras redoutée par les hommes du clan, et crainte par tes semblables. Si tu survis, tu guideras tes sœurs. "
Les pensées de la jeune femme revinrent au présent. Cette époque semblait si lointaine… Elle était accroupie sur une branche d’arbre. Son corps nu, rendu sec et musclé par la vie dans les bois, était parcheminé de cicatrices. La pluie tombait en une puissante averse plaquant ses cheveux sur son crâne. La traque avait débuté deux jours plus tôt. Elle harcelait un groupe d’éclaireurs du Lion, bien trop éloignés de leur baronnie… Quatre sœurs guerrières l’épaulaient dans cette entreprise au combien divertissante. La troupe composait à l’origine d’une dizaine d’hommes, ne comptait plus que deux survivants. Les lanyfhs avaient fait preuve de ressource pour abattre un à un les combattants du royaume. Poisons, pièges, embuscades avaient petit à petit épuisés les Barhans.
La traque touchait à sa fin. Les guerrières avaient acculé le dernier joueur d’épée dans une ravine, et au regard du long hurlement rauque qui venait de résonner dans la forêt, il y avait peu de chance qu’il joue encore... La jeune femme avait choisi de clore cette chasse par un tête à tête avec le meneur, un jeune et valeureux paladin. Elle l’observait progresser avec difficulté au travers de la végétation dense, son armure rendant ses mouvements patauds et lents. Alors qu’il l’avait enfin dépassée, elle bondit souplement pour se réceptionner deux mètres derrière lui. Le bruit de son atterrissage fit se retourner brusquement le Lion. Il se retrouva nez à nez avec une magnifique femme nue, qui le fixait avec un sourire en coin. L’attitude de la femme était clairement provocante. Le paladin en fut ébranlé au plus profond de sa vertu, et se figea. Mais le regard de la sorcière avait quelque chose de malsain. Il reflétait un appétit tout autre que la luxure. Elle s’accroupit et plaqua sa main droite sur le sol détrempé. La gemme de terre qu’elle tenait si fermement un instant plutôt s’y enfonça alors, créant des vaguelettes concentriques à la manière d’une étendue d’eau. La magicienne prononça alors un ultime mot de pouvoir aux consonances caverneuses. Une roche acérée surgit du sol tel un croc démesuré. Le preux combattant fut soulevé de terre. De stupeur, il lâcha son épée et se retrouva au sol, sonné. La lanyfh vint se poster au-dessus de lui. Et avec un rictus victorieux, lui asséna un coup sec de son bâton en plein visage, l’envoyant définitivement au royaume des songes.
Un goût de fer dans la bouche… L’impression d’avoir été piétiné par un destrier lourd… Une odeur de feu et de viande grillée... Osgan reprit connaissance avec difficulté. Le crâne battant sourdement. Il lui était impossible de bouger. Il était solidement attaché au sol, même sa tête était entravée. Du coin de l’œil, il perçut un mouvement. Les furies, qui avaient harcelé sa troupe, ne se trouvaient plus qu’à quelques mètres de lui. Il pouvait enfin voir son ennemi ! Mais entravé comme il l’était cela l’avançait bien… Du coin de l’œil, il pouvait voir deux des guerrières. L’une d’elles était tournée vers le feu, la seconde, de profil, mordait avec appétit dans un morceau de viande, son long bâton posé en travers de ses jambes croisées. Il l’a reconnaissait, c’était elle qui l’avait pris par surprise. Une magicienne sans aucun doute. Tout était la faute de ce guide. Il avait prétendu être un Sessair, mais rien n’était moins sûr maintenant. Sa disparition dès la première attaque Drune avait scellé le destin des guerriers du Lion…
La guerrière au bâton remarqua le réveil du paladin, et s’approcha de lui.
- " Alors comment va notre petit lion ? Remis de ses émotions ? " Sa voix était éraillée et elle parlait avec un accent dur et rocailleux.
- " Je ne crains pas la mort, barbare ! J’ai affronté les hordes d’Achéron à Kaïber. Vous ne pouvez m’effrayer ! "
Les lanyfhs se mirent à rire. Le courage d’Osgan s’estompa brutalement, et il se sentit bien seul. Au fond de cette forêt maudite, entouré de ces femmes.
- " On ne va pas te tuer. En tout cas, pas tout de suite. En te gardant en vie, on préserve la nourriture…" dit la magicienne avec un sourire.
Elle s’avança et dégaina un long coutelas de chasse. D’une main, elle maintint la tête du Barhan au sol, et de l’autre trancha plusieurs liens. L’agrippant par les cheveux, elle le redressa à demi. Osgan put enfin observer son corps dans son ensemble. Il découvrit avec horreur le bandage sanguinolent à la suite de son genou. Affolé, il tourna son regard vers les lanyfhs. Celle qui lui tournait le dos quelques instants auparavant, lui faisait face à présent, arborant un sourire gourmand et mordait à pleines dents dans un pied humain rôti. Le hurlement d’horreur du Paladin retentit longuement dans les Bois noirs…