PREMIÈRE PARTIE - UN CAUCHEMAR SORTI DES OMBRES
Bien que les compagnons du Rivet s'affairaient fiévreusement à rénover le colosse de métal tout au long de l'année, les rues du quartier de l'Automate étaient devenues terriblement sinistres à l'approche de l'hiver. Kaemlich s'y préparait. Ce fils d'anciens marchands de Laverne avait tout perdu avant d'échouer ici pour refaire sa vie en vain. Pourtant, s'il était doué pour une chose, c'était dans la construction d'abris de fortune se fondant dans le paysage de l'Ancien Quartier. Il savait parfaitement se tenir à une distance suffisante de la Galerie pour éviter de voir son campement détruit par la Milice. Mais si le vagabond connaissait une chose encore plus importante que la recherche de son confort, c'était de ne jamais poser de questions sur les choses étranges qu'il voyait passer la nuit çà et là dans les ruelles de la grande Cadwallon. Ne lier aucune relation et vivre pour soi, c'est la seule façon de vivre assez vieux dans les bas-fonds de la ville. Être mendiant dans la Cité des Voleurs promet souvent une vie douloureusement courte, une lutte pour la survie omniprésente et le témoignage quotidien de scènes épouvantables. Kaemlich avait vécu jusqu'ici parce qu'il se tenait bien loin des ennuis.
La nuit était déjà bien avancée lorsqu'une envie pressante réveilla le vaurien. Pourquoi avait-il encore bu plus que de raison ? Il n'aimait vraiment pas quitter son abri en pleine nuit. La prudence lui avait appris à ne pas s'exposer inutilement lorsque les ruelles appartenaient à la nuit. Kaemlich regarda longuement au travers des ouvertures de son abri. Assez longtemps pour se convaincre que l'endroit était sain. Pas âme qui vive au-dehors. Son besoin pressant avait peut-être dû l'aider à faire son choix. Avec la prudence d'un félin, il se glissa hors de son abri et traversa la rue pavée pour rejoindre son lieu de prédilection dans ce genre de situation. Un peu furieux, il se maudissait de devoir se soulager à la hâte au beau milieu de la nuit mais la délivrance tant attendue réussit à le détendre l'espace d'un instant.
Cet instant précis où il perçut le son d'une grille grinçer discrètement non loin de lui et suivi de plusieurs froissements d'étoffes. Tout s'est passé dans une interminable seconde. La fraction où tout bascule et où l'on ne contrôle plus rien. La surprise lui fit tourner instinctivement la tête. Il vit alors plusieurs silhouettes passer dans le fond de la ruelle. Une bouffée d'angoisse prit Kaemlich à la gorge et il se retourna immédiatement face au mur. Cette seconde interminable fit bouillir son cerveau d'une peur démesurée. Pétri d'angoisse, il tentait de chasser de son esprit les silhouettes qu'il venait d'apercevoir.
La seconde suivante mit fin à sa terreur et se termina par une douleur atroce. Une sensation d'une rare violence lui traversa le dos puis l'abdomen. Portant sa main vers son ventre, il sentit une lame imprégnée de son sang ressortir de son corps. En plein désarroi, il fit volte-face pour identifier son agresseur. Un être se tenait debout face à lui, encapuchonné sous sa cape et le fixait dans la pénombre. Une sensation étrange d'être scruté jusqu'au fond de son âme empêcha Kaemlich de crier. Captivé par cet homme dissimulé, il n'émit aucun cri lorsqu'il s’effondra à terre. C'est lorsqu'il toucha le sol qu'il recouvra ses esprits. Il savait qu'il avait été victime d'une sorte d'hypnose. Mais il n'avait plus la force de tenter de s'échapper. Un poison lui engourdissait déjà tout le corps. La fin était proche alors il fixa son agresseur une ultime fois.
La dernière seconde suspendit sa vie au-dessus de l'abîme. L'assassin se retourna sans un bruit pour rejoindre l'endroit où s'étaient engouffrées les autres silhouettes. C'est alors que Kaemlich vit l'apparence de son meurtrier. Une peau écailleuse et verdâtre sous la lueur de la ville paraît le visage d'un être hybride entre un homme et un serpent. L'assassin disparut en silence dans la ruelle avec ce même léger bruit d'étoffe, puis plus rien. Il fallut que le malheureux choisisse cet instant précis pour sortir de son abri de fortune et croiser des êtres d'un autre âge. Une vie misérable avec une fin misérable. Il n'y a aucune gloire à mourir de la lame d'un être légendaire, seul dans une ruelle sombre. Le poison s'enfonçait encore dans ses tissus et Kaemlich savait que c'était la fin. Il fixa alors la grille par laquelle il avait vu les silhouettes sortir. Il se rappela étonnamment de la scène. Avec un souvenir étrangement détaillé, il vit un être de belle taille camouflé sous une cape et glissant sur le pavé tel... tel un serpent. Deux hommes peu vêtus, portant un collier et le regard vide suivaient silencieusement la créature. Enfin un individu prodigieusement massif emboîtait le pas au groupe une hache gigantesque à la main. Il portait des jambières monstrueuses surmontées d'une tête de Bélier et une sinistre épaulière. Il était couvert d'un étrange casque lui occultant la vue et ne laissant apparaître qu'une immonde mâchoire bestiale.
Kaemlich était ébahi par la richesse de ses souvenirs captés en une seule fraction de seconde. Un effet incroyable dû au poison qui aide les derniers souvenirs de l'être vivant à se fixer dans les yeux. Les connaissances de l'Alliance Ophidienne étaient sans commune mesure avec la perception humaine. Le mendiant ignorait tout du génie de ces êtres qui savent faire parler le souvenir de la vie au travers de la mort. Il esquissa un semblant de sourire en songeant aux circonstances ridicules de sa mort avant de s'éteindre. Cadwallon n'est pas une mère tendre avec ses enfants et elle aime les voir se battre et souffrir telle une portée illégitime devant mériter sa reconnaissance...