" La vertu d'un Cœur de Merin. "
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La nuit était bien avancée et une douce et tranquille pénombre régnait au sein du Temple de l’Ouest. Comme à son habitude, le commandeur Tarkhyn étudiait et il appréciait ces moments de calme. Il fut particulièrement étonné lorsque l’on toqua à la porte. Soupirant sans bruit, il reposa sa plume et, tout en séchant soigneusement l’encre de la formule qu’il venait de retranscrire, il parla doucement :
- « Entrez. »
Le vénérable Fabian entrouvrit la porte sans bruit et se faufila dans la cellule.
- « Pardonnez-moi, Commandeur mais… »
- « Au fait, Fabian. »
Tarkhyn savait que son bras droit ne l’aurait pas dérangé pour une petite chose…
- « Oui commandeur… Hum… »
Le vénérable était visiblement perturbé. Voyant son commandeur hausser son sourcil gauche (signe d’un début d’impatience chez lui), il s’éclaircit vivement la voix…
- « Il y a dix minutes de cela… Un… Pardon Commandeur… Une blessée a été trouvée devant la porte du dispensaire et a été admise dans nos murs… »
Le sourcil gauche du commandeur se haussa encore un peu plus tandis que ses yeux perçants se réduisaient à deux fentes, signe d’une plus grande impatience, Fabian se reprit et finit dans un souffle.
- « En fait, je pense que le mieux est que vous veniez au dispensaire voir la blessée, Commandeur… Il s’agit d’Amélia d’Orval… »
Tarkhyn soupira intérieurement en se levant… Amélia d’Orval… Une des filles de la famille d’Orval, une des plus puissantes familles de Cadwallon, et donc d’Aarklash… Qu’elle ait été victime d’un attentat n’était pas étonnant en soi… Que l’attentat ait réussi à la blesser l’était déjà beaucoup plus… Mais ce qui était vraiment gênant est qu’elle vienne à trépasser au sein du Temple… La famille d’Orval pourrait en tenir grief à l’Ordre… La bougresse, pourquoi donc était-elle venue jusque chez lui ?
- « La mère supérieure a été avertie ? »
- « Oui Commandeur. »
- « Bien. »
Les deux hommes se dirigèrent rapidement et silencieusement vers le dispensaire, le vénérable Fabian réussissant tant bien que mal à suivre la puissante marche de son commandeur.
Il régnait au dispensaire une atmosphère étonnante. Toutes les sœurs hospitalières présentes semblaient grandement préoccupées et Tarkhyn, à son arrivée, sentit que leur préoccupation était toute entière tournée vers la cellule XIII. Elles travaillaient toutes mais, pour quelqu’un qui les connaissaient et savaient voir certaines choses, il était évident qu’elles attendaient quelque chose… C’est vers cette cellule que Fabian le mena. Les deux hommes entrèrent et virent la mère supérieure qui se lavait les mains couvertes de sang. Tarkhyn s’inclina brièvement devant elle.
- « Bonsoir ma Mère. Est-elle morte ? »
- « Non Commandeur… Mais elle devrait l’être… »
- « Que voulez-vous dire, ma Mère ? » le sourcil gauche se leva doucement.
La mère supérieure renifla d’un air énervé, elle-même n’était pas connue pour sa patience…
- « Je veux dire que ses blessures sont mortelles et que, pourtant, elle n’est pas morte… Le ton était sec, sous-entendant qu’elle avait été parfaitement claire dès le début… »
- « Que… » Le commandeur s’interrompit en regardant pour la première fois le corps de la jeune femme allongée sur la paillasse haute au centre de la cellule. Ses vêtements avaient été découpées afin de pouvoir traiter les plaies et Tarkhyn vit distinctement des flammèches noires courir et trembloter sur la peau nue ainsi que dans les plaies tandis que certaines se refermaient d’elles-mêmes…
- « La Flamme Obscure… »
- « Précisément, Commandeur… Et je précise que la patiente est inconsciente… »
- « Hum… » Les yeux du commandeur s’étaient réduits à deux fentes étroites et il ne releva pas la petite pique de la mère supérieure.
- « Fabian ? »
- « Oui Commandeur ? »
- « Personne n’a été accueilli au dispensaire cette nuit. Envoyez frère Reginald effacer immédiatement toute trace du trajet de cette jeune femme jusqu’au dispensaire… Si des témoins l’ont vue ou des personnes l’ont suivie, ces personnes doivent disparaitre. »
A ces mots, une silhouette sortit de l’ombre qui régnait au fond de la cellule et s’inclina silencieusement devant le commandeur avant de se diriger sans bruit vers la porte. Tarkhyn ne fut pas surpris de voir que son ombre était déjà présente… Fabian était très efficace, même quand il était perturbé.
- « Frère Reginald ? »
- « Commandeur ? »
- « Amélia d’Orval a une excellente réputation de combattante, les personnes qui l’ont mises dans cet état ne sont pas à négliger. »
- « Oui Commandeur… »
Tarkhyn ne put manquer de voir le petit sourire déformer les fines lèvres de son ombre… Frère Reginald était l’un des tout meilleurs de son ordre…
- « Si elle n’a plus besoin de votre Art, ma Mère, Faites, je vous prie, transférer la patiente dans une cellule du temple.
La Mère Supérieure hocha la tête et sortit de la cellule…
- « Fabian, mettez deux gardes à la porte et faites monter d’un cran l’état d’alerte du temple, en toute discrétion. »
- « Oui Commandeur. »
- « Et prévenez-moi quand dame Amélia reprendra ses esprits. »
- « Oui Commandeur. »
La Flamme Obscure… Si puissante qu’elle était même active alors que sa porteuse était inconsciente… Et qui plus est, elle se manifestait chez une non-croyante... Membre de la famille d’Orval… Qui n’était pas une magicienne… Tout à ses réflexions, le Commandeur se dirigea vers la chapelle… Il lui fallait prier son Dieu…
Le jour était levé depuis quelques heures quand on vint toquer à la porte du bureau du commandeur.
- « Oui ? »
Frère Reginald entra sans bruit.
- « Et bien mon Frère ?
- « J’ai remonté la trace, Commandeur… Elle a été agressée à la marina et est tombée dans le lac… C’est à ce moment-là que ses agresseurs l’ont perdu. Merin sait comment elle a pu regagner la rive et se trainer jusqu’à la porte nord et notre temple… »
Tarkhyn hocha la tête.
- « Des témoins de son arrivée au dispensaire ? »
- « Il y a des personnes qui ont pu la voir, oui… Mais leurs disparitions ne troubleront pas la quiétude de la ville… »
- « Merci mon Frère. »
- « Que Merin vous guide, Commandeur. »
Frère Reginald sortit et fut aussitôt remplacé par le vénérable Fabian.
- « Bonjour Fabian. »
- « Bonjour Commandeur. »
- « Avez-vous pu identifier les agresseurs ? »
- « Pas encore Commandeur… J’ai lancé nos informateurs dans toute la ville mais, de toute évidence, la disparition d’Amélia d’Orval va faire du bruit et il sera alors plus facile pour certaines langues de se vanter… »
- « Je l’espère, Fabian, je l’espère… »
Tarkhyn était dubitatif… En fait, la disparition d’Amélia d’Orval aurait déjà dû faire du bruit… Sa famille devrait déjà avoir acheté toutes les bandes de franc-ligueurs disponibles, ainsi que la milice pour retourner chaque pierre de la ville afin de la retrouver… Sans même parler de la garde d’Orval, réputée pour sa qualité et son efficacité… Et pourtant, rien… Tarkhyn ne doutait pas de la qualité du réseau d’informateurs de Fabian mais, dans cette affaire, il allait lui falloir tâter le terrain plus haut… Cela faisait quelque temps qu’il n’était pas allé voir Iraem…
Ce ne fut que deux longs jours plus tard qu’Amélia d’Orval se réveilla… Sa disparition n’avait jamais été signalée… En fait, Tarkhyn avait appris que la dame d’Orval s’était officiellement retirée dans une des propriétés de la famille afin de se reposer… Élisandre d’Orval avait été un peu évasive quand Tarkhyn avait visité son domaine, prétextant la consultation d’un grimoire précieux conservé dans les bibliothèques des d’Orval… Néanmoins, le templier n’avait pas manqué de remarquer une lueur d’intérêt illuminer le regard glacial de la vieille femme… Il est vrai qu’il était inhabituel pour un commandeur templier de s’intéresser, même de façon la plus mondaine et anodine, à la santé de certaines dames nobles…. Tarkhyn le savait mais il avait tout de même tenu à y aller lui-même, histoire d’éprouver une hypothèse qui germait dans son esprit… Et cela n’avait pas manqué : depuis sa visite à la famille d’Orval, certaines personnes s’étaient intéressées de très près au Temple de l’Ouest… Un règlement de compte en interne n’était donc plus à exclure, comme il le supposait…
- « Dame Amélia, comment vous sentez-vous ? »
Amélia était assise dans sa paillasse, confortablement installée contre des coussins. Très pâle, elle respirait doucement et faisait de très lents mouvements, comme si elle devait redécouvrir un corps qu'elle ne reconnaissait plus…
- « Je vais bien, Commandeur, je vous remercie. »
- « Avez-vous des souvenirs de ce qui vous est arrivé ? »
- « Oui. »
Tarkhyn vit les mâchoires d’Amélia se crisper.
- « Souhaitez-vous m’en parler ? »
- « Pouvez-vous d’abord répondre à une question, Commandeur Tarkhyn ? »
- « Dites »
- « Comment suis-je en vie, Commandeur ? Je suis une combattante et je sais que les blessures que j’ai reçues étaient mortelles… »
Tarkhyn hésita… Il ne s‘attendait pas à cela et ne souhaitait pas aborder maintenant la question épineuse de la Flamme Obscure… Mais, confronté directement à cela, il décida de ne pas se dérober.
- « Êtes-vous croyante, dame Amélia ? »
- « En Merin ? »
Tarkhyn ne répondit pas et haussa son sourcil… Il n’y avait qu’un Dieu Unique et la réponse à cette question était, pour un croyant, une évidence telle qu’il n’était même pas la peine de confirmer… Amélia s’en rendit compte et eu le tact de rougir légèrement
- « Non, je ne crois pas en votre dieu, Commandeur… Mais… »
- « Mais ? »
Amélia leva lentement la main et la regarda longuement…
- « Je brûle de l’intérieur, Commandeur… J’ai le sentiment qu’une gigantesque force que je ne connais pas est là et me brûle en dedans… »
Tarkhyn l’examinait soigneusement…
- « Vous avez été sauvée par la volonté de Merin, dame Amélia… Il vous a béni de la Flamme Obscure… Et il vous a sauvé cette nuit-là… »
Amélia le regarda avec attention et se parla à elle-même…
- « Vous dites vrai… Je le sens au fond de mes entrailles… Vous dites vrai… Mais pourquoi ? Pourquoi votre… Pourquoi Merin m’aurait-il sauvé alors que ma propre tante souhaitait ma mort ? »
Tarkhyn leva son sourcil gauche ?
- « Élisandre vous souhaitait morte ? »
- « Oui Commandeur, ma chère tante, tête de la famille d’Orval, a voulu se débarrasser de moi… »
- « Pourquoi ? »
Le commandeur vit dans les yeux clairs de la dame d’Orval tout le désarroi et l’incompréhension qui l’agitait…
- « Qu’en sais-je ? Je ne représente pas une menace pour la succession à la tête de la famille et, même si je n’étais pas un bon parti à marier, je dirigeais la garde d’Orval et lui étais entièrement dévouée ! »
Des larmes pointaient au bord des yeux d’Amélia… Vision rare et gênante que de voir cette combattante aguerrie réduite à un tel état… Tarkhyn se leva et dit :
- « Vous avez besoin de repos… A cette question nous aurons le temps de trouver réponse plus tard… A cette heure, la seule chose qui importe est que vous ne pouvez pas retourner chez vous : vous êtes donc la bienvenue en ces murs pour le temps qu’il vous plaira, Dame… »
Dame Amélia se redressa lentement et sécha avec grâce ses larmes avec un mouchoir.
- « Je vous remercie, Commandeur… »
- « Je vous en prie… »
Tarkhyn se dirigeait cers la porte de la cellule quand la voix claire d’Amélia l’arrêta
- « Commandeur ? »
Il se retourna
- « Oui ? »
- « Comment puis-je connaitre votr… Merin ? »
Tarkhyn sourit puis, sortant un épais livre relié de sa sacoche d’hanche, il lui tendit
- « Voici un Codex de Merin, je vous le donne. En le lisant, vous ferez connaissance avec lui. »
Il sortit et referma doucement la porte derrière lui… Le Vénérable Fabian l’attendait…
- « Commandeur, si je puis me permettre, est-ce prudent de lui offrir asile ? »
Tarkhyn ne répondit pas tout de suite tandis qu’ils marchaient le long du cloitre en direction de la chapelle…
- « Fabian… Qui suis-je pour questionner les actes de Merin ? Il est évident qu’il a une vision pour cette femme et il nous revient de l’aider du mieux que nous pouvons… »
- « Bien sûr Commandeur ! »
- « Et… Qui plus est, je ne peux m’empêcher de penser que le temple saura tirer profit des connaissances de cette dame, sans même parler de ses compétences martiales et de son Cœur de Merin… »
- « Son Cœur de Merin, Commandeur ? »
- « Oh oui Fabian… Et puissant, qui plus est… Très puissant… »
Et il savait qu’Élisandre avait ressenti la soudaine présence du Cœur de Merin chez sa nièce et avait souhaité s’en débarrasser, comme à son habitude dès qu’elle percevait un pouvoir magique qu’elle sentait dangereux…
Tarkhyn sourit férocement en pensant à tout cela… Merin venait de lui apporter une pièce majeure et il lui revenait de la façonner afin que cette pièce puisse apporter toute sa puissance sur l’échiquier de Cadwallon et d’Aarklash alors que le Rag’Narok approchait… Non pour lui, ni pour elle d’ailleurs, mais pour la plus grande gloire de son Dieu…