« Méfie-toi ! Pour nous ce Daïkinee est comme un frère. Ça t’étonne ? Alors, laisse-moi te parler de Kaëliss le Sauvage.
Je me souviens du jour où cet elfe a rejoint la Meute Hurlante. Comme beaucoup d’entre nous, le destin l’avait amené à Cadwallon, où il ne survécut que grâce à sa ruse et son habileté. Moi-même, je n’avais rallié la fratrie d’Agyar que depuis peu. Ce Daïkinee habitait la ville basse, et y était pourchassé.
Kaëliss avait été un temps mercenaire au service de la guilde des Alchimistes, mais il s’était rapidement échappé, conscient qu’il ne pourrait servir bien longtemps un tel employeur. Le grand maître avait alors lancé sur ses traces plusieurs de ses gros bras. La traque prit fin quand les cadavres de trois d’entre eux furent retrouvés, la gorge transpercée de flèches aux pointes d’albâtre. Je suspecte le Daïkinee de ne pas s’être enfui les mains vides, bien que je n’aie jamais découvert ce qu’il avait pu dérober à la guilde. Ce que je sais, toutefois, c’est que quelques ducats d’or ne justifient pas une telle hargne. Un contrat court toujours parmi les marauds de Cadwallon, et il se trouve parfois un inconscient pour espérer emporter la prime. On retrouve généralement son cadavre flottant sur l’Ynkarô quelques jours plus tard, la meute protège les siens…
Nous n’avons accepté tout de suite qu’un elfe intègre notre clan. Certans pensaient que la Meute Hurlante était une fratrie, une communauté dans laquelle seuls les Wolfens avaient leur place. Je ne faisais pas partie de ceux-là. J’avais moi-même eu à subir ce préjugé, le mousquet n’étant pas toujours considéré comme une arme très noble pour un guerrier Wolfen. Kaëliss ne semblait pas s’offusquer de cette attitude et faisait tout pour s’intégrer, partageant nos repas, nos rites et nos coutumes.
Il n’a pas tardé à faire ses preuves au cours d’une mission dans les plaines d’Avagddu. La précision meurtrière de ses flèches a sauvé nombre d’entre nous. L’elfe ne se contentait toutefois pas de rester à l’écart des combats, abattant nos ennemis de ses traits acérés. Il n’hésitait pas à se jeter dans la mêlée, rivalisant d’adresse et d’audace. Je n’ai compris que bien plus tard les raisons de ce comportement suicidaire…
Cette aventure a fait de lui l’un des nôtres, un membre respecté de la Meute Hurlante et personne n’a plus contesté le fait qu’il arbore le symbole d’Yllia. Cela étonne d’ailleurs nos commanditaires de voir un prédateur, faisant bien souvent plus du double de sa taille, montrer de la déférence envers cet être gracile. Nous autres Wolfens savons que l’honneur et la valeur représentent bien plus que la force.
Avec le temps, l’elfe et moi sommes devenus de véritables compagnons d’armes. Agyar nous confiait souvent des missions en commun. Et je suis fier que nous n’ayons jamais échoué. La complémentarité de nos styles de combat explique sans doute ces succès. Cela nous a peu à peu rapprochés. Nous avons ainsi appris à mieux nous connaître et nous comprendre.
Kaëliss était parfois victime de cauchemars qui le réveillaient en pleine nuit et le plongeaient pour plusieurs jours dans une profonde mélancolie. Je savais alors que son passé ressurgissait avec brutalité, mais je ne l’interrogeais pas plus avant, respectant ses secrets. Un jour, il m’a confié l’objet de ses tourments. Il avait été contraint à l’exil pour avoir commis le plus grand crime qui soit pour ce peuple frappé par la malédiction de Scaëlin : il avait tué une femme. Il aurait dû mourir pour cela, mais, prince de sang, il fut banni de la forêt d’Emeraude.
Je sais qu’aucune peine n’aurait pu égaler la douleur que Kaëliss s’était lui-même infligée. Cette femme était la sienne… J’ai compris alors l’origine de ce désespoir que j’avais cru voir dans les risques insensés qu’il prenait au combat. Cet aveu, ce secret qu’il partageait spontanément avec moi, lui a fait gagner mon amitié éternelle.
L’elfe a finalement repris goût à la vie.
Un jour, une grande partie de la meute a voulu revoir Diisha et il a souhaité nous accompagner. La forêt des Pierres levées ne représentait rien pour lui, mais il avait adopté tellement de nos coutumes, allant même jusqu’à embrasser notre foi pour la déesse lune, que sa décision ne nous a pas étonnés. Conduits par Saphyr, nous avons traversé la moitié du continent pour retourner sur la terre de nos ancêtres. Vous, les humains, auriez pu appeler ça un pèlerinage, même si les raisons qui motivaient la plupart d’entre nous n’étaient pas religieuses. J’ai vécu de nombreuses batailles, supporté la mort de nombre de mes compagnons, mais rien n’est comparable au bouleversement que j’ai ressenti en voyant à nouveau se dessiner à l’horizon les frondaisons enneigés des grands pins de Diisha. Etonnamment, je suis persuadé que Kaëliss a éprouvé la même émotion. Peut-être que ces arbres majestueux lui rappelaient la forêt d’Emeraude ?
Je suis sûr qu’il a été frappé par une révélation, comme s’il avait compris que ses bois seraient désormais son foyer, le lieu qu’il avait toujours cherché pour achever son exil. Nous nous sommes enfoncés dans la futaie, évitant les territoires des meutes et les combats inévitables qu’aurait entraînés notre rencontre avec des guerriers.
Une nuit, nous avons accompli le rite du Croc sanglant. Ensemble, nous avons partagé l’ivresse de la chasse. J’ai vu Kaëliss courir avec nous à travers les bois et pourchasser ses proies, je l’ai vu tuer à mains nues un cerf dans la force de l’âge. Nous avons partagé la chair de ce dernier, bien que l’elfe l’ait préféré cuite. Je l’ai vu lever son visage vers le ciel, et entamer un chant nostalgique à la gloire d’Yllia. Cette nuit l’a changé. Tous ont alors compris que son corps était celui d’un elfe mais que son âme était celle d’un enfant d’Yllia.
Au matin, nous avons bu l’eau de lune. Saphyr a tracé de ses griffes le nom de notre peuple sur le torse de Kaëliss, puis entouré ses bras de bandelettes de murmures. Avec cette cérémonie, l’elfe faisait sienne la rage, la violence qui habite ceux de mon espèce. A le voir manier des armes de lune, je me demande parfois en souriant si crocs et fourrure ne vont pas se mettre à lui pousser !
Kaëliss a dit qu’il nous rejoindrait plus tard à Cadwallon. Il s’est donné pour but de rallier les solitaires et les repentis qui errent sans meute en Diisha. Il a même trouvé un territoire capable d’accueillir son clan. C’est un lieu reculé, envahi par les brumes où la mort est partout présente : les rives du lac des Eaux gémissantes. Cet endroit était le territoire de la meute d’Ellis avant que le Wörg et ses guerriers ne trahissent la déesse pour rejoindre la Bête. J’ai vu le Daîkinee se crisper devant ces lieux profanés par les Dévoreurs, souffrir comme s’il avait été lui-même blessé par cet outrage. Il s’est juré de rendre à l’endroit toute sa beauté et sa magie, d’effacer toutes les traces des dévastations commises par les adorateurs de Vile-Tis.
J’espère qu’il y parviendra.
S’il réunit tous les parias autour de lui, les coutumes de Diisha en seront transformées. Je ne sais si les chefs de meute accepteront qu’un elfe revendique un territoire Wolfen. Je ne sais s’ils admettront qu’il commande à des proscrits, ces guerriers qu’eux-mêmes on bannit de leurs meutes. Cela pourrait être la guerre. Peut-être comprendront-ils que Kaëliss n’est pas notre ennemi, que sa foi envers Yllia est sincère et profonde.
J’ignore quels guerriers accepteront de soumettre leur volonté à la sienne, de combattre sous ses ordres. L’expérience m’a pourtant montré que Kaëliss possède toutes les qualités nécessaires pour faire un grand chef de guerre. Je sais que sa volonté est bien plus forte que son apparente fragilité ne laisse supposer. Il nourrit surtout un rêve que beaucoup pourrait partager : unir les parias sous la bannière de la Meute Hurlante. Peut-être ne sera-t-il pas entendu, peut-être que son aventure est d’ores et déjà voué à l’échec.
J’ai toutefois choisi d’y croire. »
(Cry Havoc n°2, Kaëliss le Sauvage, la Voix des Parias, Portrait, pages 54-55).