Onental scrutait l’horizon avec patience, immobile dans les premiers rayons de soleil. Il avait pris position alors que la nuit était encore profonde, et attendait depuis. Un mouvement attira enfin son attention. De petits gniards couraient en tous sens, déchargeant une barque. Une seconde embarcation accosta sur la rive du golfe de Syrlinh. C’était la troisième expédition en un mois. Les équipages gobelins avaient entrepris de piller les ruines des cités ancestrales qui se dressaient d’ici à la Baronnie d’Icquor. Jusqu’à maintenant les sylphides n’avaient pu prévenir à temps les escouades de gardiens en faction de ce côté-ci de la forêt. Onental avait donc décidé de réunir une petite troupe pour patrouiller aux abords des ruines.
D’un bond souple il quitta le promontoire rocheux qui lui avait servi de poste d’observation pour rejoindre ses frères d’armes. Il se dirigea vers deux elfes à la puissante stature. Légèrement plus grands et massifs que leurs congénères, ces deux guerriers étaient vêtus d’une armure vert émeraude à la teinte changeante. Leur regard dur et déterminé ne laissait nul doute quant à leur volonté de fer.
- « Ils sont là. Déployez les archers puis mettez-vous en position. Nous donnerons l’assaut à mon signal. »
Ils acquiescèrent d’un signe de tête et se détournèrent. Onental, pensif, regarda les deux elfes s’affairer. Rares parmi les Éveillés, encore plus parmi les défenseurs de Quithayran, les guerriers lucanes comptent parmi les plus prestigieux défenseurs du royaume d’Adwen. Ils incarnent la Vie, puissante et implacable, de la forêt elle-même. Le contrebandier était fier de combattre aux côtés de ces guerriers. Mais il était triste, aussi, pour ces elfes qui faisaient don de leur vie pour pouvoir endosser l'une des armures émeraudes, leur existence se raccourcissant d’autant qu’ils usaient de leurs capacités, et leur joie de vivre s’effaçant au fil des tueries. A mesure que les batailles passaient, ils devenaient chaque jour un peu plus l’ombre d’eux-mêmes. Éteints en temps de paix, ils ne s’exprimaient alors plus que lorsqu'ils déchaînaient les torrents de violence qui les habitaient contre les envahisseurs de Quithayran. Dans un soupir de résignation, Onental se détourna pour se focaliser entièrement sur la bataille à venir.
En proie à la furie guerrière, le brise-étraves abattit son ancre en direction de l’elfe. Le guerrier lucane fit un pas de côté, esquivant le coup. Prenant appui sur l’arme de l’ogre, il bondit sans effort dans son dos. Ses mouvements fluides et parfaitement coordonnés contredisaient l’apparente lourdeur de l’armure dont il était équipé. Faisant volte-face, il porta une puissante attaque de sa double lame, fracassant la clavicule de la créature. Le garde émeraude perçut un mouvement du coin de l’œil. Il tourna la tête pour voir le second brise-étraves frapper en direction de sa poitrine. Pris de court, l’elfe reçut le terrible coup en plein thorax, et fut propulsé inconscient au sol. Sous la force du coup, son armure se fendit comme du verre, laissant apparaitre un impact au niveau des plaques pectorales. Ravi de son œuvre, l’ogre se détourna pour se diriger vers sa prochaine victime. Un liquide translucide, rappelant de la sève, se mit à perler au niveau de l’impact sur l’armure émeraude. Elle recouvrit progressivement l’ensemble des fissures jusqu’à les colmater toutes. L’ogre n’avait fait que trois pas dans la direction opposée alors que l'elfe se relevait, affichant un rictus haineux, son armure de nouveau intacte. Poussant un cri de défi, il s’élança. Le brise-étraves se retourna... pour voir la lame elfique venir se ficher dans sa gorge. D’un mouvement sec de son arme, l’elfe sectionna la carotide de l’ogre qui s’affaissa dans un grognement. Le Daïkinee dégagea sa double-lame, et chargea de plus belle au cœur de la mêlée.
Onental essuya ses lames sur les vêtements d'un cadavre de gobelin. Il se redressa pour faire le point sur la situation. Ils venaient de remporter une victoire écrasante sur les pirates gobelins, ses guerriers n’ayant récolté que quelques blessures légères. Une nouvelle fois, le territoire elfique était sauf. Onental croisa le regard du guerrier lucanide. Il fut abasourdi. Son visage était figé dans un masque de haine, ses mâchoires crispées, son regard hagard. Il se dressait au milieu des cadavres de ses victimes, couvert de sang, les phalanges blanchies tant il serrait son arme. Le contrebandier se rappela ce jeune elfe alors qu’il n’était encore qu’un guerrier scarabée, souriant et plein d’insouciance. Il chantait aussi souvent que possible aux côtés des sylphides et avait confiance en l’avenir du peuple Daïkinee. Mais cette époque était révolue. Et le Rag’Narok avait débuté. Onental lui fit un signe de la main et l’interpella en souriant :
- « Tu t’es bien battu. C’est une belle victoire, tu ne trouves pas ? Ce soir, nous fêterons ça ! »
L'elfe émit un grognement sans même desserrer les mâchoires et s’éloigna bouillant de rage. La forêt était encore une fois sauvée. Les elfes survivraient. Mais pour encore combien de temps ? Et à quel prix ? Leur mode de vie résisterait-il au Rag’Narok ? Onental secoua la tête pour chasser ses idées noires et se concentra sur le moment présent. Ils étaient vivants et c’est en somme tout ce qui comptait véritablement.