L'air matinal et printanier qui régnait dans le jardin du manoir de la famille de Leyran était, comme souvent, troublé par le cliquetis des armes.
Un couple de duellistes enchaînait les bottes, feintes et parades avec un rythme qui en disait long sur la régularité de leur entraînement. L'homme possédait une belle technique et une force appréciable mais c'est lui qui reculait sous les assauts incessants et vifs de la rapière de sa blonde adversaire.
- Touché !
La jeune femme se recula d'un pas, un large sourire sur son visage avenant et énergique.
- Décidément, Sél, tu ne me laisses même plus le moindre point, se plaignit son partenaire qui affichait, lui, un air contrit. Il ne te suffit plus de gagner, tu veux désormais me ridiculiser !
- Allons, Derec ! Je suis certaine que tu combats en deçà de tes capacités pour me laisser gagner.
- Que j'aimerais qu'il en fût ainsi ! Soupira le jeune homme.
- Dans ce cas, tu peux légitimement être fier de ton élève, le taquina-t-elle avec un sourire espiègle.
- Certes ! Je n'aurais jamais imaginé en arriver à ce point lorsque j'ai accepté ton marché.
Elle avait 15 ans et lui 17 lorsqu'il l'avait approché lors de cette réception de la petite noblesse du quartier des Traverses du fief Var-Nokkt. Elle avait déjà éconduit plusieurs soupirants mais il sut l'apprivoiser et la séduire avec douceur et patience. Ils passèrent une partie de la soirée à discuter et danser. Ils se revirent plusieurs fois puis le jeune Derec de Ternor s'enhardit. Elle passa alors un marché avec lui : un entraînement martial régulier contre ses faveurs amoureuses. Pensant que cette requête n'était qu'une tocade de la jeune fille, Derec accepta sans arrière-pensée. Mais ce marché durait déjà depuis trois ans, à leur mutuelle satisfaction.
- Tu le regrettes ? demanda la jeune femme.
- Aucunement, mais…
- Mais ?
- Mais il faudra un jour cesser nos petits jeux.
- Tous nos petits jeux ? reprit-elle avec un regard aguicheur lourd de sous-entendus.
- Je ne sais de quoi demain sera fait…hasarda-t-il.
- Toi, tu as un truc à me dire, lâcha-t-elle en capturant son regard.
- Hé bien… mon père a décidé qu'il me fallait trouver femme d'ici la fin de l'année et je crois que mes multiples dérobades commencent à l'insupporter. Il ne voit plus nos entraînements d'un bon œil et pense que nos relations nuisent à nos deux familles.
- Tu m'en diras tant ! Ton père ressemble beaucoup au mien, maugréa la jeune femme, un pli de contrariété au coin de la bouche. Qu'importe ! Demain je commence mes entretiens pour trouver un métier ! J'ai obtenus plusieurs rendez-vous.
- Tu te fais des idées, fillette. C'est ton nom qui t'ouvre les portes mais dès qu'ils sauront pourquoi tu viens, les portes se refermeront aussi vite.
- Je leur montrerai de quoi je suis capable ! S’énerva-t-elle.
- Et ils s'en moqueront !
- Si même toi tu doutes de moi, c'est désespérant ! Tu sais que je peux battre n'importe qui !
- Bien des gens, certes, mais pas n'importe qui. Et seulement en entraînement parce que le vrai combat c'est autre chose. Tu te fais des illusions, ma belle.
- Baste ! Ils devront faire avec !
Sa détermination farouche peina le jeune gentilhomme qui pressentait qu'elle allait tomber de haut. Séléna de Leyran était douée avec une arme – et même avec deux ! – mais elle était une jeune noble et personne ne l'engagerait sans l'aval de son père. Et ce dernier avait d'autres projets pour elle, au grand dam de sa fille.
Derec ne s'était jamais expliqué d'où venait ce rejet d'une vie de confort toute tracée pour elle et elle avait toujours éludé cette question.
Séléna ne lui aurait jamais avoué qu'elle avait été forcée par un cousin quelques semaines avant leur première rencontre. Les larmes aux yeux, elle s'en était plainte auprès de son paternel qui avait convoqué son frère, père du jeune violeur. Séléna n'oublia jamais la négociation qui s'en était suivi : la disparition de son pucelage avait fait perdre de la valeur à la jeune fille et son père demandait réparation financière. Aucune excuse, point de châtiment pour le coupable et nul réconfort offert à la victime. Tout s'était réglé à coup de pièces d'or. Son père lui avait tendu quelques piécettes et lui avait dit que l'affaire était classée et qu'il ne voulait plus en entendre parler. Elle avait alors compris qu'elle n'existait aux yeux de son père que comme un moyen d'obtenir une dot confortable pour la famille au travers d'un bon mariage. Sa personne était ignorée et ses deux frères aînés auraient toujours préséance sur elle.
Séléna ne parla effectivement jamais de cette histoire mais sa vie bascula radicalement. Elle ne comptait pas pour sa famille ? Fort bien, sa famille ne compterait plus pour elle. Elle ne pouvait s'appuyer sur personne pour la défendre ? Elle apprendrait à se défendre elle-même. Les femmes n'étaient bonnes qu'à sourire et faire des enfants ? Elle ferait tout pour éviter le mariage et contrarier son géniteur.
Elle se renseigna discrètement sur les jeunes hommes des autres familles et jeta son dévolu sur le jeune Derec. Il avait pensé la séduire ? C'est elle qui l'avait charmé. Plutôt mignon, pas encore insupportable et bretteur honnête, il serait l'instrument de sa vengeance.
La jeune femme revint au moment présent.
- Nous verrons bien, assura-t-elle. Reprenons l'entraînement, avec deux armes cette fois car j'ai une nouvelle botte à essayer.
- Ce n'est pas très conventionnel ce style avec deux armes, lui fit remarquer Derec.
- Tant mieux ! J'abhorre ce qui est conventionnel, répondit-elle du tac-au-tac.
Poussant un soupir, Derec alla chercher d'autres armes.
Derrière sa fenêtre, dissimulé par un rideau, Adonzo de Leyran observait les deux duellistes.
- Profite de tes dernières séances, ma fille, songea-t-il. Il sera bientôt temps de te rendre enfin utile à la famille.
Le reste de la journée se déroula comme beaucoup d'autres. Après son entraînement matinal, Séléna alla se rafraîchir puis il s'ensuivit une succession de cours ennuyeux au possible. Cours de maintien, cours d'histoire, cours d'arts, etc… Mais pourquoi donc appelait-on "cours" quelque chose qui semblait si long ? Fille de noble, elle se devait de savoir briller en société et développer une certaine intelligence, ne serait-ce que pour faire honneur à sa famille.
Toutefois, certains d'entre eux avaient quelque intérêt pour la jeune femme. Elle appréciait la danse, même si Dame Carmaline de Vaughen passait son temps à réfréner son énergie et à lui apprendre des pas plus adaptés à un tempo de vieillard. A défaut de vivacité, elle soignait son équilibre.
Elle goûtait également les séances de culture et de conversation car elle avait vite compris qu'une langue bien aiguisée pouvait blesser aussi sûrement qu'une rapière au sein de la bonne société. Les arts de la table n'étaient pas dépourvus de charme et elle avait déjà des connaissances plus qu'acceptables en manière d'œnologie. Elle prisait particulièrement les rouges d'Alahan : les crus ronds et veloutés de Manilia, les vins plus corsés de Luishana et surtout les produits nobles et puissants des vignes de Doriman.
Une semaine plus tard, Séléna était aux abois. Elle s'était fait bourrinée à chacun de ses rendez-vous et tous se moquait de savoir comment elle se battait. Derec avait raison, les portes s'étaient vite refermées.
À Camp-Vaillant, sur la route des Vouivres, Veyes, un lieutenant d'Adalban Ghiéron, l'avait reçu avec respect et lui avait montré le camp. La discipline stricte, les entrainements épuisants et les punitions pour les récalcitrants n'étaient effectivement pas en adéquation avec les aspirations idéalisées de la jeune femme. L'homme lui avait montré la réalité de la vie d'un camp et la détermination de la jeune femme avait fléchie. Elle avait pris congé de l'aide de camp qui n'avait pu retenir un sourire moqueur à son départ.
Pire encore, la Guilde des Lames l'avait accueilli avec mépris. Elle y avait vu des combattants aguerris et couturés de cicatrices, de toutes les races. Sa demande avait été saluée par un éclat de rire général des personnes présentes. Nains, elfes, humains et gobelins se côtoyaient là, avec le combat et la mort comme témoins de leurs vœux de frères d'armes. Elle avait même aperçu une akkyshane à la silhouette dérangeante et deux dévoreurs dont le regard lui avait donné l'impression d'être une souris devant deux gros chats. Confuse et honteuse, elle avait presque fuit le bâtiment Aux mestres d'armes pour se retrouver à nouveau dans le quartier de l'Empan.
Et les autres rendez-vous avaient été du même tonneau. Un entretien rapide, un respect de façade, un sourire poli et un refus catégorique. Il ne lui restait désormais plus qu'une seule carte à jouer. Et certes pas la meilleure…
- Et qu'est-ce qui vous laisse à penser que je pourrais avoir besoin de quelqu'un comme vous ?
La question était directe et sèche. Au moins autant que celui qui l'avait posée. L'homme était vigoureux, vibrant d'assurance et tout juste poli. Son visage marqué témoignait de sa longue carrière dans la milice cadwëe mais il était difficile de lui donner un âge.
Séléna était assise face à lui et elle devait mobiliser toute sa force de caractère pour ne pas baisser les yeux devant cet officier roturier.
- Parce que je sais me battre ! répondit-elle sur le même ton.
L'œil noir et furieux de l'officier sembla se teinter d'amusement face à l'aplomb de la damoiselle.
- La belle affaire ! Railla-t-il. Tous ici savent se battre. Mais savez-vous tuer, jeune fille ?
- Tuer ? Je…
Elle se trouva soudaine hésitante, en terrain instable.
- Oui, tuer ! Est-ce que vous sauriez faire un crâne ? Est-ce que vous pourriez passer des heures à faire l'immobilis devant un bâtiment ? Sauriez-vous filocher un suspect sans vous faire voir ou tirer tout ce que sait un gniard ? Visiblement non… Je crois que si je vous presse le nez, il en sortira du lait !
- Je ne vous permets pas, officier ! S’emporta-t-elle en se levant.
- Et moi, je ne vous permets pas de me faire perdre mon temps, gamine ! répondit-il en se redressant, nullement impressionné. Vous pensez que ce sont ceux qui respectent les règles qui posent problème ? Seriez-vous prête à enfreindre les règles pour les faire respecter ? Accepteriez-vous de vous salir les mains ? Les rues – surtout celles de Cadwallon – ne sont pas un terrain d'entraînement pour les riches idéalistes, quel que soit leur sexe !
D'un mouvement rapide, Séléna s'empara de l'épée du sergent goguenard qui était debout à deux pas d'elle. Elle fit quelques moulinets, défiant du regard les deux hommes.
- Sergent, vous me ferai quatre jours pour avoir laissé une fillette vous prendre votre arme !
- Oui capitaine !
L'officier se leva ensuite posément, contourna son bureau et avança vers Séléna. Celle-ci se mit en garde puis recula, en proie à l'indécision comme il continuait d'approcher, sans arme, d'un pas décidé. Lorsqu'elle se décida à frapper, il était déjà trop tard. Il bloqua sans peine le coup, tout en emprisonnant son bras de sa poigne d'acier.
- Vous voyez ? Vous n'êtes pas prête à tuer et vous respectez les règles. Dans la rue, vous seriez déjà morte.
Il désarma la jeune femme avec fermeté mais sans brutalité, rendit son arme au sergent penaud, puis lui tourna le dos, retournant à son bureau et à ses monceaux de parchemins.
- Sergent, raccompagnez-la. Mademoiselle, j'ai été ravi de faire votre connaissance. Je vous prie de présenter les amitiés de Kelian Durak à votre père. Adieu
Furieuse, la jeune femme rentra chez elle à grands pas. Comment avait-il su ? se demanda-t-elle. Encore une fois, elle avait eu l'impression d'être attendue et que ses interlocuteurs savaient pertinemment ce qui l'amenait. Mais il était difficile de concevoir que son père ait prévenu tous les officiers de la milice. Soudain, elle s'arrêta, frappée d'un doute. Derec ! Lui savait qui elle avait prévu d'aller voir. Se sentant trahie, elle accéléra encore le pas et arriva bientôt chez elle.
Moins d'un quart d'heure plus tard, elle reçue la visite de son père dans sa chambre, événement rarissime.
- Alors, comment se passe tes démarches ? Commença-t-il sur un ton où perçait l'ironie.
- C'est toi, n'est-ce pas ? C'est toi qui es intervenu à chaque fois !
- Bien sûr !
- Tu me déteste donc à ce point ? S’emporta-t-elle.
- Te détester ? Son visage prit un air de surprise sincère. Tu n'y es pas du tout, ma fille. Bien au contraire, j'ai fait cela pour te protéger de toi-même.
- Ben voyons ! Et Derec ?
- Quoi Derec ?
- Nieras-tu qu'il ne t'as rien dit ?
- Nullement puisqu'il fait tout cela avec ma permission.
- Quoi… tu veux dire que toutes ces années…
- Derec était là pour te canaliser et me rapporter tout ce qu'il savait. Tu pensais que c'était toi qui tirais les ficelles, petite sotte ? Tu crois vraiment que ton père est un imbécile ? En échange de votre soi-disant marché, j'obtenais que tu assistes à tes cours sans avoir à marchander à chaque fois.
- Mais… nous ne faisions pas que tirer l'épée…
- Je sais cela aussi. De toute manière, tu n'étais plus vierge, donc autant que tu acquières un peu d'expérience dans ce domaine-là aussi.
Pour la seconde fois dans la courte vie de Séléna de Leyran, son monde s'écroulait. Derec était le seul en qui elle avait eu confiance. Et il n'était qu'un larbin de son père ! Elle en aurait pleuré si elle n'avait été aussi furieuse.
- Et pourquoi me dire tout cela désormais ? S’enquit-elle.
- Parce que cette période est terminée. Derec est désormais fiancé à une autre et que tu vas bientôt en faire autant. D'ici une semaine se déroulera une fête avec de nombreuses familles. Si tu n'es pas capable de te trouver un fiancé, je le ferai à ta place. Et ce n'est pas négociable ! ajouta-t-il d'un ton péremptoire avant de tourner les talons et quitter la pièce.
L'esprit de Séléna était en proie à la confusion la plus totale. Derec venait de détrôner son père dans la liste des personnes qu'elle haïssait. Dire qu'elle aurait accepté de se marier à lui si cela avait été possible. Que les Ténèbres l'emportent !
La réception fut ennuyeuse à mourir. Séléna se sentit le point de mire de toutes les attentions, à l'instar d'un morceau de viande sur un étal. Son père aurait aussi bien pu monter sur une estrade et la vendre aux enchères ! Les robes étaient belles, les sourires larges mais crispés, les rires manquaient de naturel et les yeux étaient calculateurs. La jeune femme chercha du réconfort dans le vin et finit par trouver ce qu'elle cherchait : un rouge capiteux et rond en bouche qui lui fit oublier pendant un instant cette sinistre soirée. Riche mais pas trop chargé en tanin. Un Manilia de quinze ans, voire dix-huit, bien exposé. Peut-être un Château Cent-Lys.
Sa conversation se limitait généralement à quelques tirades acerbes ou quelques réparties chargées de vitriol et ses interlocuteurs finissaient par aller voir ailleurs. Plutôt que de subir une cour aussi assidue que grotesque et hypocrite de la moitié masculine de la salle, elle s'était rapidement décidée pour un noble de quelques années son aîné. Elle lui avait souri, avait dansé avec lui et l'affaire était entendue. Bel homme au sourire facile, il plaisait visiblement aux femmes et il n'aurait aucune difficulté à trouver ailleurs ce qu'elle était bien décidée à lui refuser. Tout ceci n'était qu'une vaste pièce de théâtre, une comédie montée par son père pour sauver les apparences.
La seule personne avec laquelle elle prit plaisir à échanger était une courtisane qui avait participé à l'organisation de cette réception. Elle s'appelait Ahsa et, sous un masque affable et séduisant, elle semblait partager son mépris pour les hommes. Sous son regard troublant, elle sentit la température augmenter brusquement. Sans doute le vin, se mentit-elle, tout en espérant avoir l'occasion de la revoir.
Quelques semaines passèrent. Venthius Lazarian s'allongea sur son large lit, au côté de son amante qui lui tendit un verre plein d'un liquide ambré.
- Merci ma chère. Vous êtes la perfection et la prévenance même. Et cette absence de robe vous sied à ravir.
Ahsa Ruyar sourit poliment des flatteries de son maître en nécromancie. Ce dernier, tout en sirotant son verre, lisait rapidement les rapports rédigés par son secrétaire et caressait distraitement la cuisse nue de sa compagne.
- Ah ! Voilà une nouvelle qui pourrait vous intéresser. Vous souvenez-vous de la fête que vous avez organisée pour Adonzo de Leyran le mois dernier ?
- Celle pour laquelle il dut encore vous emprunter une coquette somme ?
- En effet ! Nous formons vraiment une belle équipe soit dit en passant, commenta-t-il en déposant un baiser appuyé sur la cuisse de sa partenaire. Eh bien, sa fille Séléna, qui s'était fiancé à cette occasion, a blessé ce jour son ex-futur mari d'un coup d'épée.
- Vraiment ?
- Il va sans dire que les fiançailles sont rompues, que la belle a été rendue à son père et que les deux familles sont furieuses envers la jeune effrontée.
- Hum… j'avais discuté un peu avec cette petite Séléna. Je l'avais trouvé très stimulante. Elle irradiait d'un tel mépris pour les convives, d'une telle haine pour son père et la plupart de ses soupirants que c'en était rafraîchissant au milieu des personnalités tièdes et des émotions réfrénées des autres participants. Même sans cela, sa détermination, son refus des convenances et sa manière de se mouvoir la mettait à part des autres femmes.
- Je doute que son père lui ait réservé un bon accueil à la maison, ironisa Venthius.
- Et vu le caractère désormais bien connu de sa fille, elle sera encore plus difficile à marier.
Après un instant de réflexion, la courtisane se coucha sur son amant et ses gestes se firent aussi caressants que les inflexions de sa voix.
- Dites-moi, très cher, la situation financière de la famille de Leyran ne va pas s'arranger avec cette dot qui s'envole, non ?
- Certes pas… Où voulez-vous en venir, très chère ?
- Compte-tenu du caractère ombrageux de cette petite et de sa haine, je pense qu'il y a mieux à faire que la laisser recluse chez un père bourreau.
- Souhaiteriez-vous donc que je volasse à son secours ?
- Si fait. Mais il sera bien temps demain, ajouta la séduisante courtisane en donnant plus de précision à ses caresses expertes.
Le lendemain soir, Venthius Lazarian rendit une visite discrète à Adonzo de Leyran. L'entretien dura moins d'un quart d'heure. À la fin, le père de famille confia une clé à Venthius et ce dernier se rendit dans la chambre de Séléna. Une fois la porte déverrouillée, il se trouva face à la jeune femme. Ahsa avait raison, sa haine et sa détermination brûlaient comme une flamme pour qui savait les voir. Pour le reste, la fille avait un physique agréable mais elle se négligeait.
- Qui êtes-vous, attaqua-t-elle d'entrée, la colère noyant la curiosité naissante.
- Votre nouvelle famille, riposta-t-il.
- Si vous saviez le bien que je pense d'une famille, vous ne vous présenteriez pas ainsi, contre-attaqua-t-elle.
- Toutes les familles ne se valent pas, très chère, para-t-il.
- Et que peut bien m'offrir la vôtre ? Continua-t-elle en pressant son interlocuteur par la hargne de sa voix.
- Et que peut bien désirer une jeune femme que l'on étouffe depuis des années dans un carcan de traditions poussiéreuses ?
La botte verbale avait fait mouche et Séléna recula d'un pas, la curiosité désarmant enfin la colère. Elle le regarda enfin et vit un bel homme, d'âge mûr, une bouche sensuelle plissée en un léger sourire. Son regard trouva le sien et elle en fut troublée. Un souvenir lui revint, elle avait déjà vu cet homme il y a des années.
- Mais… c'est mon père qui vous a donné la clé de ma chambre ?
- Oui. Tout est réglé, il vous libère mais vous partez avec moi.
- Vous êtes mon nouveau fiancé ? Cracha-t-elle en reculant d'un pas.
- Non, sauf si vous le souhaitez.
Il élargit la douceur de son sourire et fit un pas dans sa direction.
- Accompagnez-moi et laissez cette vie dont vous ne voulez plus derrière vous. Je vous donnerai les moyens de vous accomplir.
- Je vous connais… Je me souviens ! Je vous ai vu il y a deux ou trois ans. Vous êtes un des créanciers de mon père.
- En effet, j'ai cet honneur.
- Mais alors… pourquoi vous ? Non… non !
L'effroi se peignit sur le visage de la jeune noble alors que la compréhension naissait en elle.
- Il m'a vendu… à vous ?
- Disons que nous avons trouvé un arrangement mutuel, convint-il.
- Une fois encore, il se débarrasse de moi comme d'un animal.
- Certes pas. Je n'aurais jamais proposé un tel prix pour un animal ! S’offusqua-t-il d'un ton badin.
Séléna en resta muette de saisissement.
- Cela vous étonne encore, ma chère ? Rassemblez quelques affaires et tirez un trait sur cette famille qui ne veut plus de vous. J'ai mieux à vous proposer.
- Qu'en savez-vous donc ? Lâcha-t-elle dans un souffle.
En elle, l'espoir se mêlait soudain à la curiosité.
- Vous préférez les pantalons à la robe et vous tirez plus volontiers la rapière que l'éventail. Le mariage vous est un repoussoir et les hommes une race honnie. Dois-je continuer ?
Désormais sans voix, la jeune femme accepta enfin la main qu'il lui tendait depuis de début de leur entretien.
Les jours suivants furent une source d'étonnement pour Séléna. Elle fut conduite dans une belle demeure aux abords du fief Soma : le manoir de Venthius Lazarian, un exilé d'Achéron qui avait renié sa famille désormais vouée aux Ténèbres. Elle y retrouva, non sans joie, Ahsa et cette dernière lui fit visiter les lieux et notamment sa chambre, de taille moyenne mais au décor d'un luxe sybarite. La courtisane fit de son mieux pour rassurer et mettre à l'aise sa protégée. Elle la frôlait souvent, lui posa la main sur le bras et Séléna ne fit rien pour se dérober, bien au contraire. Elle avait pris l'habitude de rapports sexuels réguliers avec Derec depuis au moins deux ans et elle se trouvait soudainement sevré depuis plusieurs semaines. Son corps avait besoin de s'abandonner et les avances à peine voilées de la jolie courtisane ne la laissaient pas indifférente.
Le soir même, elles firent l'amour et Séléna trouva l'expérience des plus intéressantes. Sa partenaire se montrait experte en la matière et elle semblait jouer de son corps comme d'un instrument, lui arrachant des cris au moindre attouchement. Ce qu'elle avait vécu avec Derec lui sembla alors aussi lointain que puéril.
Le lendemain, un maître d'armes testa ses capacités martiales et estima qu'elle avait de bonnes bases, une technique perfectible, une vivacité intéressante et une précision du geste étonnante. Avec quelques mois d'entraînement et un peu de discipline, il pourrait en faire une bonne combattante.La fierté de la jeune femme fut piquée au vif et elle comprit qu'elle n'était pas aussi bonne duelliste qu'elle l'avait cru. Après tout, avoir battu régulièrement Derec ne faisait pas d'elle une référence pour autant.
Quelques semaines s'écoulèrent comme dans un rêve. Le matin, elle s'entraînait plus intensivement aux armes et en athlétisme et progressait rapidement, même si les relations avec ses professeurs n'étaient pas toujours au mieux du fait de son indiscipline.
L'après-midi, elle suivait les cours de son choix. Elle reprit la danse et les cours de rhétorique et de culture.
En soirée, elle retrouvait Ahsa et son hôte, ainsi que quelques autres convives, pour un souper libertin et débridé. Elle fut un peu mal à l'aise la première fois mais, une fois encore, Ahsa vint à son secours et lui expliqua que le libre consentement était le fondement de leurs divertissements et que nul ne l'obligerait à quoi que ce soit. Rassérénée, la jeune noble participa au repas et goûtait avec modération les excellents vins qui étaient proposés, et notamment quelques crus fameux qui lui permirent de continuer ses cours d'œnologie. Cependant, elle évitait de se mêler aux parties fines qui ne manquaient pas de survenir après le dessert et retournait dans sa chambre. À ce niveau, elle se contentait des visites occasionnelles d'Ahsa. Cette dernière tenta bien de l'inciter à participer aux orgies nocturnes mais comme la courtisane respectait ses refus, elle ne lui gardait pas rancune d'essayer.
Les choses changèrent un matin. Quelque peu excédé par les rebuffades de la fille qui continuait de snober ses soirées et de se refuser à lui, Venthius décida qu'il était temps de mettre à l'épreuve la jeune spadassin et de commencer à rentrer dans ses frais. Il la confia à Syth Mornis comme escorte.
Dire que Mornis fut enchanté aurait été fortement exagéré. Il pensa d'abord à une blague stupide de Venthius. La discussion fut vive entre les deux hommes et Séléna, priée de garder ses distances, n'en entendit pas un mot. Syth repartit avec elle, le visage aussi hermétique que la magie d'un barhan.
Bien évidemment, l'association ne dura pas longtemps. Et pas plus avec le suivant à qui elle fut confiée, ni même avec le troisième.
À l'issue de ces échecs répétés, Venthius la convoqua, ulcéré par son comportement et son indiscipline.
- C'est quoi le problème avec toi, bon sang ! S’emporta le noble Lazarian.
- Apparemment, il y a maldonne avec les ordres que donnent vos chefs de groupe.
- Pardon ? Quelle maldonne ? S’étonna Venthius, tant de la remarque que de l'arrogance de celle-ci.
- Vos hommes confondent garde du corps avec assassin, expliqua la jeune femme.
- Et où est la différence ?
- Je les protège mais je ne tue pas sur commande.
- Tu ne … !? On croit rêver ! Mademoiselle fait la fine gueule. Tu préfères que je te renvoie à ton père ? Vociféra le noble, hors de lui.
- Libre à vous mais il m'avait semblé que votre discours destiné à me convaincre ne parlait pas de faire de moi un assassin sans conscience, rétorqua la jeune effrontée.
- Cette fois, c'en est trop ! La coupe est pleine ! Eh bien, c'est exactement ce que tu vas devenir : un assassin sans conscience. Après un rituel approprié, tes sempiternels atermoiements se seront plus un obstacle et tu deviendras une loyale servante des Ténèbres.
- Pardon ?
Rageur, Venthius fit un signe à deux hommes de main qui maîtrisèrent rapidement une Séléna qui peinait à comprendre ce qu’impliquaient les mots de son hôte.
- Descendez-là à la cave. Je ne veux plus la voir.
L'ordre sonna comme une sentence.
Une heure plus tard, Ahsa manifesta son désaccord.
- C'est une erreur, Venthius !
- Trop tard, ma décision est prise. Je ne tolérerai plus ses incartades. D'autres serviteurs, habitués à ma fermeté, commencent déjà à murmurer à son propos. Il me faut faire cesser son insolence.
- Laisses la moi. Avec de la patience, j'en ferai ce que je voudrais.
- Elle m'a coûtée suffisamment cher pour ne pas, en plus, me priver de ta présence à mes côtés. Je l'ai envoyé à Ruffero, il m'en fera une créature bien plus docile. L'affaire est close, Ahsa, je ne veux rien entendre à ce sujet.
La courtisane se tint coi. Les colères de son amant étaient aussi rares que violentes et elle ne souhaitait pas également être confiée à Ruffero.
Séléna avait été droguée. Son corps était tétanisé mais son esprit libre de hurler tout son saoul. Elle se trouvait dans une cave sombre. Les ombres ne cédaient du terrain avec réticence qu'autour d'elle, éclairée qu'elle était par quelques chandelles disposées de manière régulière. Son corps reposait sur un sol de pierre glacial, au centre d'un pentacle qui pulsait d'une lueur rougeâtre malsaine.
À quelques pas de là, trois toges noires psalmodiaient une mélopée au rythme lancinant dans une langue aux accents inquiétants. Juste au-dessus de la jeune femme, une gemme noire et brillante tournoyait sur elle-même, scintillante de reflets aux couleurs dérangeantes et hypnotiques.
Le chant enfla et la jeune femme gémit, la poitrine soudainement douloureuse. Une brume blanche quittait peu à peu son corps alors que la gemme ténébreuse, qui pulsait lentement au rythme de son propre cœur, laissait échapper une nuée obscure qui l'enserrait progressivement.
La jeune femme commença à regretter son indiscipline. Cela allait au-delà de ses pires cauchemars. Elle se sentait de plus en plus faible et son esprit s'engourdissait alors que la gemme magique continuait de pulser et de déverser sa corruption en elle.
Brusquement, un bruit de chute d'une lourde dalle de pierre ébranla la pièce et des voix résonnèrent, faisant vaciller le rythme du rituel.
- Putain, c'est quoi ce bordel ?
- On est où, là ? Gerd, tu t'es encore planté !
- Merdouille, c'est qui les encagoulés en noir ?
- Par la Malepeste, un rituel de nécromancie ! Sus aux Ténèbres, compagnons !
Un coup de feu claqua et se perdit dans un mur d'ombre. Un second tir trouva sa cible : le crâne du maître du rituel vola en éclat. Le projectile poursuivit sa course et toucha la gemme de Ténèbres qui explosa à son tour. Une partie de la vitalité de Séléna revint instantanément dans son corps, mêlée aux projections obscures de la gemme. Le corps de la jeune femme s'arqua de douleur : des énergies opposées combattaient et tentaient de se faire une place en elle. Son métabolisme était assailli par une force obscure intrusive et conquérante mais il luttait furieusement. La jeune femme avait l'impression d'être tiraillée de partout, et pas seulement au niveau physique.
Elle se senti soulevée et emportée. Elle entendait des voix et des bruits mais sans que son esprit soit capable de les analyser de manière compréhensible. Elle perdit la notion du temps et de l'espace tant le combat qui se déroulait en elle perturbait ses sens. Elle se sentait parfois vide, puis elle ressentait toutes les sensations en même temps. Plaisir et souffrance, froid et chaud, faim et écœurement… Elle perdit connaissance.
Un temps indéterminé plus tard, son esprit se réappropria l'usage de son corps, progressivement. Elle aperçut le visage inconnu d'un homme ridé et barbu, l'œil intrigué. Il quitta bientôt son champ de vision. Elle goûta également des odeurs de plantes nombreuses et variées. Elle en déduit qu'elle était certainement chez un herboriste ou un guérisseur. Les odeurs l'assaillaient de plus en plus, provoquant une nausée irrépressible. D'un mouvement hésitant, elle se redressa puis se coula sans bruit vers une fenêtre qu'elle ouvrit pour disparaître dans une ruelle inconnue.
C'était la nuit mais ce devait être la pleine lune car elle y voyait comme en plein jour. Affamée, elle se mit en quête d'un endroit où elle pourrait chaparder un peu de nourriture. Après quelques recherches, elle finit par découvrir un volet mal ajusté qui lui permit de forcer l'ouverture et de pénétrer sans bruit dans une bâtisse modeste mais bien tenue. Elle trouva bientôt un morceau de pain et se jeta dessus. Elle eut l'impression de mâcher du carton tant le goût et la texture en était répugnant. Dégoûtée, elle abandonna le pain et prit une tomate. Elle mordit dedans à pleine dents mais fut à nouveau surprise par l'absence totale de saveur. Elle n'avait pourtant pas l'air pourrie et elle se força à prendre une seconde bouchée et à l'avaler. Sa gorge se contracta et elle dû rapidement régurgiter le peu qu'elle avait avalé. Ses bruits ayant réveillé quelqu'un dans la maison, elle prit à nouveau la fuite, toujours aussi affamée et consternée de ne pouvoir manger.
Égarée dans un quartier inconnu, perturbée par des odeurs fortes et étranges, tenaillée par la faim, elle erra sans but réel jusqu'à trouver refuge derrière une barricade de caisses au fond d'une ruelle. Du moins pensa-t-elle y trouver un abri… jusqu'à sentir des présences. Bientôt, elle aperçut trois hommes à la mine patibulaire qui se reposaient là. Immédiatement réveillés par son arrivée, ces derniers avancèrent vers elle, l'œil de plus en plus intéressé par ce qu'il voyait. Cela commença à faire beaucoup pour la jeune femme qui recula en titubant puis tomba sur son postérieur. Les malandrins se jetèrent sur elle, bien décidés à lui faire subir les derniers outrages avant de la tuer. Une soudaine colère s'empara de Séléna : il était hors de question que sa vie se termine aussi sordidement. Furieuse, elle donna un coup de pied à un malandrin qui eut pour effet de l'expédier à plusieurs mètres de distance, sous l'œil ahuri de ses compagnons d'infortune. Elle se redressa alors et sauta sur un second adversaire qu'elle catapulta dans un mur avant de se jeter sur le troisième en un furieux corps à corps. Ivre de rage, elle mordit violemment son adversaire et le goût de son sang l'électrisa, lui redonna un soupçon de vigueur et lui procurant une sensation aussi inconnue qu'enivrante. Elle accrue sa morsure, insensible aux cris de sa victime, et se délecta du fluide vital qui s'écoulait en elle.
Quelques instants plus tard, trois cadavres presque exsangues gisaient à terre. Séléna se redressa, un sourire féroce sur ses lèvres carmines et les vêtements maculés de sang. Elle ne s'était jamais sentie aussi bien depuis très longtemps. Elle ne savait pas ce qui s'était vraiment passé ; toutefois, cette nouvelle vie promettait d'être intéressante.
Deux ans s'étaient écoulés. Séléna de Leyran avait appris tout ce qu'elle pouvait sur sa nouvelle condition. Son métabolisme s'était adapté à l'influence ténébreuse plutôt que continuer un combat perdu d'avance. Son cœur pulsait à une vitesse tellement lente qu'une oreille inattentive le penserait arrêté. Pour subsister, elle devait se nourrir de sang ou se résoudre à dépérir en quelques jours avant de bientôt mourir ou pire encore.
Celui des êtres pensants était plus savoureux et subtil ; chaque race avait ses saveurs, comme les vins des différentes baronnies d'Alahan. Ses canines supérieures poussaient vers le bas lorsqu'elle avait besoin de se nourrir pour mieux sectionner les carotides et piquer les veines. La nourriture traditionnelle lui était interdite mais, pour une raison inconnue, elle pouvait encore boire et apprécier l'alcool. Ne disait-on pas que le vin était le sang de la terre, après tout ?
Ses cheveux étaient désormais plus blancs que blonds et son teint très pâle, comme celui d'une morte. Toutefois, ce ton de chair laiteuse seyait à ravir dans une noblesse chez qui le bronzage était du dernier vulgaire. Elle y avait gagné également une acuité auditive exceptionnelle et une nyctalopie totale. En revanche, le soleil la blessait cruellement de son éclat et l'indisposait, sans réellement la mettre en danger. Enfin, sa constitution était devenue surhumaine : du moment qu'elle était nourrie correctement, elle pouvait courir plus vite, sauter plus haut et soulever des objets plus lourds qu'un homme fort. De quoi combler bien des frustrations de jeune fille écrasée par la suffisance physique des mâles.
Elle était retournée au manoir de Leyran pour y avoir une petite conversation avec son père et l'embrasser une dernière fois. Une fois décédé, un rituel d'Ahsa avait permis de le relever sous forme de zombie et, depuis, il servait loyalement sa fille au fin fond des sous-sols du manoir
Il fut rejoint quelques jours plus tard par le zombie de l'homme qui fut Derec de Ternor. Sans doute était-elle trop sentimentale mais elle aimait avoir ceux qu'elle haïssait près d'elle.
Après une petite visite à ses deux frères, ces derniers avaient accepté de renoncer par écrit au manoir et à l'héritage de leur père. Leurs enfants leur avaient été rendus en bonne santé ensuite. Elle n'était pas un monstre tout de même…
Elle avait repris contact avec Venthius Lazarian pour passer une trêve et l'assurer qu'elle ne tenterait pas de lui nuire. Mieux encore, elle accepterait des missions de la part de la Guilde des Usuriers. Dans un premier temps, Venthius la traita par le mépris et ce fut Ahsa qui lui confia sa première mission. Celle-ci fut si bien menée que la suivante arriva bien vite ensuite. Par ailleurs, s'ils la laissaient trop longtemps sans contrat, elle n'hésitait pas à offrir ses services à d'autres.
En revanche, elle n'acceptait qu'Ahsa comme intermédiaire avec les usuriers. Elle avait une place à part dans son cœur, désormais ténébreux, et leurs relations, bien qu'épisodiques, n'avaient jamais cessées. Elle lui accordait une confiance limitée mais appréciait sa compagnie. Et, de toute manière, elle n'accordait aucune confiance à tous les autres. Cette collaboration lui permettait d'avoir accès à une partie des moyens de la guilde, ce qui s'avérait plutôt pratique, et à une partie de leurs informations, ce qui s'avérait vital. Étant une créature des Ténèbres, les usuriers lui accordèrent progressivement leur confiance et elle était désormais choisie pour les missions délicates.
Une victime qu'elle mordait finissait par mourir, contaminée la morsure des ténèbres, et à une vitesse qui dépendait généralement de la quantité de sang qu'elle avait prélevée. Cependant, comme elle ne tenait pas à alarmer les autorités sur l'existence d'un nouveau prédateur en ville, elle s'assurait du trépas de sa proie avant d'abandonner le corps. Généralement, elle l'égorgeait de manière brutale, ce qui avait le double avantage d'être rapide et de masquer la trace de ses canines.
Ce soir-là, Séléna était tapie dans un bosquet, à la lisière du Krak. Un convoi de nochers approchait sur la route qui menait au quartier de l'Incarnat. Le terrain était accidenté et désert à cette heure.
Les nochers étaient six et venaient de Flottebaie où ils avaient récupérés un précieux chargement débarqué du soir. Pas de chance pour eux, ce chargement était sa mission et, facteur aggravant, ils avaient eu la très mauvaise idée d'organiser un transport de nuit.
Deux convoyeurs fusils à la main ouvraient la marche, le maître nocher venait ensuite, suivit par un ogre qui tirait une petite roulotte et, enfin, deux autres convoyeurs assuraient l'arrière-garde. Un dispositif classique qui pouvait dissuader bien du monde. Mais pas elle.
Les deux convoyeurs de tête relevèrent leur fusil alors que deux filles de petite vertu approchaient par la route et venaient dans leur direction. Leur présence pouvait se justifier par une commande d'un capitaine qui voulait organiser une partie fine à bord d'un navire. Le plus étrange était l'absence d'escorte pour ces deux jeunes femmes livrées à la nuit dans un coin quasiment désert. Mais cela ne constituait en rien une menace pour un tel équipage. Tout au plus une aimable distraction.
Alors que le convoi dépassait Séléna, les deux premiers convoyeurs arrivaient à hauteur des filles et engageaient une conversation égrillarde. L'héritière de Leyran quitta sa cachette sans faire le moindre bruit et se glissa derrière l'un des fusiliers qui fermait la marche. D'un geste souple, et lui tira la tête en arrière et l'égorgea. Surpris, son collègue poussa un cri d'alerte et pointa son arme vers elle mais elle était déjà sur lui. D'un revers de son épée senestre, elle détourna le fusil qui cracha sa balle inutilement puis plaça un coup d'estoc de son arme dextre en pleine gorge de son adversaire. Elle saisit le corps dans ses bras avant qu'il ne choit et prit une gorgée de sang au passage.
"Akkylanien, 25 ou 26 ans d'âge, songea-t-elle en laissant tomber le cadavre. Un peu âcre, sans doute quelques désordres au foie…"
De leur côté, les deux filles sortirent promptement une dague de leurs jupons et blessèrent gravement les deux convoyeurs de tête qui les courtisaient la seconde d'avant. Camilla et Mina étaient deux des protégées de Séléna, deux destins brisés de la Ville Basse qu'elle avait recueillis. Désormais entraînées aux armes, elles constituaient des adversaires non négligeables, surtout contre de jeunes humains aisés à séduire. Le maître nocher sentait la situation lui échapper et sortit son pistolet, essayant d'ajuster l'une des assaillantes.
L'ogre posa les bras de la charrette, en sortit une masse gigantesque et avança vers Séléna.
La jeune femme se délecta à l'avance du combat. La brute devint méfiante en avisant les deux corps des convoyeurs et ne chargea pas droit sur elle. Il avança d'un pas déterminé mais prudent, vigilant à ses feintes. Ce fut donc elle qui le chargea, prenait de court son adversaire qui faisait presque deux fois sa taille et sans doute cinq fois son poids. Elle esquiva d'une roulade un coup de l'énorme masse et se trouva sur son flanc. La créature fit un pas en arrière et arma une nouvelle attaque. Séléna en profita pour effectuer une autre roulade entre ses jambes et ressortir derrière lui, laissant au passage deux entailles profondes au niveau de ses chevilles. Avant même que l'ogre ne se retourne, elle était dans le dos du maître nocher et l'empalait de ses deux épées avant qu'il ne fasse feu sur l'une de ses protégées. Le chef d'escorte glissa à terre, sans vie, et Séléna se retourna vers l'ogre qui revenait à la charge. De leur côté, Mina et Camilla maintenaient la pression sur les deux convoyeurs mal en point, plus à leur aise avec leur fusil qu'en corps-à-corps.
Séléna jouait avec l'ogre mais ce dernier commençait à s'épuiser et à se ressentir de ses blessures.
Au bout d'une minute, tout était terminé et les nochers gisaient à terre, morts. La jeune femme fouilla ensuite la petite roulotte et prit ce qui avait de la valeur sans être encombrant. Séléna récupéra un petit coffret stylisé qui constituait sa mission.
Une heure plus tard, l'héritière de Leyran remettait le coffret à Ahsa Ruyar en échange de son paiement : une bourse d'or bien rebondie et une caisse de Rouge de Boissac 984, un grand cru de Doriman.
Le soleil était couché depuis environ deux heures. L'homme, intégralement ceint d'armure, pénétra dans le petit cimetière enténébré. Il fallait être inconscient pour venir en un tel lieu à une telle heure. Mais il fallait l'être tout autant pour s'en prendre à quelqu'un comme lui.
Il s'agenouilla bientôt devant une tombe anonyme, posant son lourd marteau de guerre et ôta son heaume.
Plusieurs minutes s'écoulèrent puis l'homme releva la tête, mettant fin à son recueillement. Il y eu alors un craquement de brindille provenant d'une flaque de ténèbres à quelques pas de lui.
- Bien le bonsoir, capitaine. La voix était féminine, légère et teintée d'un soupçon d'amusement.
- Bien le bonsoir, Madame, répondit KelianDurak en se redressant. Mais je vous rappelle que c'est lieutenant-général désormais.
- Je sais, mais je préfère vous appeler capitaine. Et ce titre ronflant ne vous convient pas. Vous êtes un homme de terrain, pas un toutou galonné.
- Comme il vous siéra, Madame. Il me vient à l'esprit que je vous dois des remerciements pour vos derniers renseignements.
- Ceux-ci vous ont été utiles ?
- Déterminants serait-il plus juste de dire ! Nous avons fait irruption au bon moment et les avons surpris en pleine transaction, mettant fin à une belle manœuvre de corruption déguisée et saisissant quelques coffres dont le contenu sera bien utilisé par le Duc et la milice. Syth Mornis était vert de rage.
- Vous m'en voyez ravie, répondit Séléna tout en s'avançant d'un pas vers l'officier, permettant à ce dernier de voir son corps mais tout en conservant son visage dans l'ombre.
- Sommes-nous seuls ? interrogea Durak.
- Assurément. Je perçois les vivants à plus de vingt pas.
- Et les morts ?
- Je les sens aussi, rassurez-vous.
- Fort bien. Il faudra un soir que vous m'en disiez un peu plus sur vous.
- Peut-être le même soir où vous me direz sur qui vous venez vous recueillir régulièrement en ces lieux.
Le militaire sourit imperceptiblement.
- Vous avez raison, Madame, nous avons tous nos secrets.
- Rien n'est plus vrai, capitaine. Surtout à Cadwallon.
L'officier ouvrit alors une grande besace à son côté et en sortit un objet oblong enveloppé. Il le tendit à la jeune femme et fit un pas dans sa direction. Elle fit le second pas vers lui et lui effleura légèrement la main en prenant l'objet.
- Un cadeau, capitaine ?
- Disons plutôt une modeste rétribution pour vos dernières informations, répondit-il en pouvant enfin la regarder dans les yeux.
La jeune femme ôta le papier qui recouvrait une bouteille de belle taille et qui semblait fort ancienne.
- Un Mont-Basileüs 933 ?! S’extasia-t-elle. Vraiment Capitaine, vous me surprenez. Je ne goûte guère les crus akkylaniens en général. Ce ne sont, pour la plupart, guère mieux que des vins de messe. Mais celui-ci… c'est autre chose. Mille mercis.
- Ce n'est rien, Madame. Au fait, il y a eu une attaque d'un convoi de nochers il y a deux nuits du côté du Krak. Était-ce vous ?
- Si fait.
- C'est bien ce que je pensais. Je commence à reconnaître vos coups de force. Peu d'assaillants, légers, du travail rapide et efficace. Tout de même, un ogre ! Madame, comme vous y allez !
- Oui, celui-ci était résistant. Le combat a été… intéressant, répondit-elle avec un sourire tout en se remémorant l'instant.
- Vous n'avez pas été très gentille avec des types qui ne faisaient que leur travail.
- Allons Kelian… pas vous ! Vous allez me reprocher de ne pas respecter les règles maintenant ? Et je n'ai rien de gentille.
- Touché Madame ! Néanmoins, je ne parviens toujours pas à comprendre. Vous faites le sale boulot des usuriers et en même temps vous me rencardez sur leurs magouilles. Et ceci dure depuis plus d'un an. J'avoue ma perplexité. On dirait que vous me permettez d'annuler tout ce que vos actions leur procure.
- L'analyse n'est pas mauvaise, capitaine.
- M'expliquerez-vous un jour ?
- Disons que j'ai besoin de la confiance des usuriers mais que je ne souhaite pas qu'ils acquièrent trop de force ni d'influence dans cette ville. Ce statu quo convient à merveille à mes visées. Tout comme vous, c'est la vengeance qui me motive.
- Certes. Mais grâce à vous, je vais resserrer mes filets sur eux.
- Ne vous leurrez pas, Capitaine. Ils sont plus puissants que vous et supporteront longtemps vos piqûres.
- Voilà qui n'est guère aimable. Me donnerez-vous un jour de quoi faire mieux qu'une piqûre ?
- Peut-être… Je sais après qui vous courez et peu me chaud qui dirige la guilde.
- J'en prends bonne note. Tant que j'y pense, je vous informe que j'ai encore dû intervenir pour éviter que la douzième garnison ne s'intéresse à l'héritière du manoir de Leyran.
- Ah….C'est donc à mon tour de vous remercier, capitaine. Je savais que j'avais bien choisis mon contact.
- Je ne saurais m'en plaindre. Vous êtes mon plus joli gniard.
- De l'humour capitaine ?! Attention, vous vous laissez aller, sourit la jeune femme. Bien, il est temps de mettre fin à cette conversation! La nuit est encore jeune et j'ai à faire.
- Il en est de même pour moi, Madame.
Séléna fit deux pas en arrière, retournant dans la flaque de ténèbres.
- Capitaine ?
- Oui Madame ?
- Rêverez-vous de moi cette nuit ?
- Je le crains fort, Madame, soupira l'officier en fixant les ombres.
Un petit rire étouffé lui répondit.
Kelian Durak se retrouva seul et mélancolique.
"Et c'est lieutenant-général, Madame" songea-t-il en ramassant son marteau et son heaume avant de quitter le cimetière.